biracov4La Plume raboutée- Extraits

Première Partie

LES ANNEES FORMATIVES

1

IDENTITE

Prénom.................
Nom ……………
Fils de ……..……
Et de ………...…

Déjà tout jeune j’étais fier de ne m’appeler ni Amadou, ni Abdoulaye, ni Pierre, ni Paul et d’avoir un prénom qui ne devait rien (me disais-je) à la colonisation arabe ou européenne.

Fier jusqu’au jour où mon grand-frère Youssoupha, qui m’a beaucoup appris, me fit savoir que Birago dérivait tout simplement (si l’on peut dire) de l’arabe Ibrahim (Abraham juif), qui par contraction et inversion a donné Birama, Bourama (Mandingue), Birama, Ibra, Bira (Sérère et Wolof) avec adjonction à ce dernier de Gor (qui désigne l’enfant mâle, l’homme, par inversion de Rog qui désigne Dieu en sérère). Le R de Biragor est tombé en chemin du Sine et du Cayor à la Presqu’île du Cap-vert lébou en passant par le Diander.

Ce prénom était naguère réservé aux benjamins de la parentèle restreinte des Diop, Diouf, Mdengue, Diène. Et aux années 30, où lon pouvait encore nous compter de Pout à Dakar, sur les cinq doigts de la main, je déniais à Paris à Léopold Senghor le droit d’appeler Birago Camara le héros d’un roman qu’il projetait d’écrire.

Sans oublier mon petit fils de père Breton, Patrice Birago Neveu, à l’heure présente je me retrouve parrain non seulement de deux Birago Diop , mais de plus d’une demi-douzaine hors parentèle : Guèye, NDiaye, Sèye, Fall, Wane, Dioukhané, DBoup.

Fantaisie de l’homonymie homographe, ce prénom que je croyais typiquement Wolof est bel et bien un nom patronymique italien.

Bien qu’au Lycée Faidherbe les camarades férus d’Histoires m’appelassent Birague, je n’aurais jamais pensé qu’un jour je recevrais, Ambassadeur à Tunis, la lettre d’une dame italienne me demandant d’où me venait mon Birago qu’elle prenait pour mon patronyme. Cette lointaine descendante de Birague (« René de, Chancelier de France et Cardinal né à Milan (1506-1583) accusé d’avoir été un des instigateurs de la Saint-Bartélemy » dit le Petit Larousse) a dû être rassurée par l’explication de mon frère que je m’étais empressé de lui fournir.

Pour plus ample démonstration des avatars singuliers de l’homonymie, j’ai lu plus tard à la page 111 du roman de J.P. Chabrol, L’Embellie, qu’une des premières bombes qui tombèrent sur l’Empire du Négus pendant la guerre italo-éthopienne de 1936, avait été larguée par le sergent Birago.

En famille les petits Birago sont appelés Baké, surnom d’un arrière-grand-oncle fort réputé pour sa grande générosité. Mais moi j’étais aussi « Toubab » à la maison, à cause de mon teint trop clair hérité sans doute du sang Peulh ( de mes grand-mères et arrière-grand-mère paternelles, Yaram Sow et Tassé Sylla) et Sarakholés (de ma mère Sokhna Diawara qui appartenait à la branche claire des Sarakholés. Car il y a dans la lignée des Sarakholés une branche claire et une branche noire, celle-ci ayant été esclave de celle-là).

Au Sénégal, et en pays mandingue, ce qui fait la force mentale de nos griots, chanteurs-historiens, et chroniqueurs, c’est de nous connaître mieux que nous ne nous connaissons nous-mêmes. Car toute notre histoire, matière de leurs chants, est faite de « cette poésie des noms propres, dira Senghor, des noms d’ancêtres, qui vous émeut jusqu’aux larmes ».

Etre en abomination aux griots, c’est « gâter le chant » (Yax Woï). Le « gâter le chant » c’est celui qui a démérité et qui a terni la lignée, la gégéalogie, le plus beau poème qu’un homme de la Savane soudanéenne puisse entendre, dit par son griot ou par une parente. Des noms qui vous remuent, qui « font courir votre corps » et vous relient à ceux qui sont partis.

C’est mon grand frère, « mon ami, mon guide en tout, partout et de tout temps, Youssoupha Diop, gardien de mémoire et berger de souvenirs » qui, au terme de quarante ans de Médecine, dont trente de brousse, s’alitant malade pour la première fois de sa vie et pour ne plus se relever, me confiant quelques bribes du riche dépôt de son savoir, m’a fait apprendre et retenir la lignée paternelle depuis NDiadiane NDiaye. Cette leçon que j’entendais martelée tant de fois dans mon enfance :



Si je me refuse parfois à être un lébou et d’autres fois déplore de ne pas en être un, c’est que l’on n’est vraiment lébou que par la lignée maternelle. Je n’ai eu que quelques goutes du sang de Tagoulé Khary MBengue par Ngoné, épouse de massemba Matar. Leur petit-fils Birame Mbagne avait épousé Tassé Sylla ; le fils de celle-ci, Massamba Weurseuk avait épousé Yaram Sow Ardo Ali, fille de Ndew Bakhoum, fille de Yandé Wagane, fille de Penda Ndiaye.

Pendant NDiaye était sœur de Ngoné NDiaye , mère de Boukary Diouf, père de Bour Sine Koumba Ndofène, père de Mahécor Diouf.

Ma mère est une Diawara et sa mère une NDaw du Saloum, descendante d’une NGoné Diop Tjikette pour fermer la boucle par le haut NDiambour.

C’est au cours d’une tournée au confluent de la Falémé et du fleuve Sénégal que Amoudou Koumba NGom m’apprit la lignée maternelle de ma mère, que, m’avait-il dit, il chantait adolescent dans la cour de la demeure de ma grand-mère avant d’avoir fait partie de la suite de cheikh Amadou Bamba, le fondateur de la Secte mouride, partant en exil.

J’avais descenu ce jour-là les premières eaux mêlées du Sénégal et de la Falémé en mboule (tronc d’arbre creusé en pirogue sans bordures) et j’étais revenu à cheval du village de Fégui à Kidira. J’étais évidemment en « présence illégale » au sénégal, hors des frontières du Soudan Français. Mais pour moi, c’était plus commode et plus agréable d’être hébergé par un parent, traitant aisé, que de loger en campement administratif sur la rive droite soudainaise.

Dans la boutique de Amadou Diawara, cousin de ma mère, j’avais trouvé un jeune couple européen et un Africain d’âge respectable, aussi bien mis qu’un chef de canton, qu’un nouveau marabout ou qu’un griot aux relations opulentes. A coup sûr un Sénégalais. L’oncle m’avait présenté par mes prénom et nom..

La jeune femme s’était retourné et nous nous étions reconnus. C’étais une ancienne condisciple du Lycée Faidherbe, Andrée Alés qui avait toujours eu le prix de bonne camaraderie en fin d’année. Remontant notre passé récent, elle s’était étonnée naïvement que son mari ne me connût pas.

Mon oncle avait ajouté à l’attention de l’homme au beau boubou et au turban rutilant : « Sokhna Diawara ». L’homme, Amadou Koumba NGom, avait fait un bond et avait repris :

Sokhna Diawara,

Sira Ndaw Birame Penda

Tagoutte Koumba Dagga

Laïty Sira Linguère

Djogope Ndaw

Détjéw Khourédia

Val Kouma Simby

Sangoulé Vatj Mbam (qui tua Ndiaré Yalla à Tjikette)

Tjeumbe Diodio Koumba

Maka Gouye

Val Ndoumbé Sira

Massamba Sira

Fara Djogope Ndiaye

Natago Madjeumbe

Ngoné Diop Tjikette.

Amadou Koumba Ngom était un griot du Saloum. Il ne devait pas savoir la lignée paternelle de ma mère qui avait pris souche au Guidimaka. La boutique tout de suite fermée, Amadou Koumba, à la maison, s’était mis à dire, à conter et à raconter et il ne me vint pas l’idée de demander à Amadou Diawara, le cousinde ma mère, de me parler de leur généalogie.

Ce que j’en apprendrai plus tard c’est que mon grand-père maternelle sarakholé, Bandiougou Diawara, avait quitté son poste de magasinier à l’Intendance (l’actuel Centre Culturel Français) pour aller participer à la Djhad, la guerre sainte de Abrou Ndiaye, et se faire tuer en Casamance. Ils étaient trois cousins de sa gégération portant le même prénom, à l’époque de l’implatation du Rail dans la région du Diander par le quatrième cousin germain, Silmang Diawara de la même branche. Une autre branche Diawara (les Diawara Noirs) était partie vers la Gambie. Le Président Dawda Jawara est un descendant de cette branche. La lignée proche de ma mère est :

Sokhna Diawara

Bandiougou Diawara

Daman Guillé Diawara

Poulo Diawara

Massiga Diawara

Valy Siga Bobo Diawara

Silmang Diawara

2

DOMICILE

Mon grand-père paternel Massamba Weurseuk Diop a été inhumé dans sa demeure à l’emplacement de l’actuelle « perception » du Boulevard Pinet-Laprade, qui fut d’abord la Grande poste et puis la Trésorerie Générale.

Refoulé comme les autres quartiers indigènes, ce premier quartier Tjerigne des Diop s’installa autour de l’emplacement de ce qui allait devenir la première mosquée de Dakar (rues Blanchot angle Carnot jusqu’à la rue Victor Hugo). Notre maison occupait l’actuel n°45 DE LA RUE Félix Faure appartenant à Maître Alsime Fall, huissier, grand-frère de mon condisciple du Lycée Faidherbe, le Général Amadou Fall.

Ma grand-mère paternelle Yaram Sow Ardo Ali, remariée, avait rejoint le quartier de Lambinas (l’ambulance), plus au sud, à l’angle du boulevard de la République et de la rue Bayeux (ex-Raffenel) qu’occupe actuellement l’immeuble Lamine Guèye. Dans cette demeure s’installeront dans les années 20 mon grand-frère Massyla Diop, la Direction-Rédaction de sa Revue Africaine Artistique et littéraire et celle de son journal Le Sénégal Moderne. Yaram Sow y installa trois baraques pour son cousin germain Ndiouama Toute Diouf, fils de Ndiouma Yandé Wagane, frère de Ndew Bakhoume. Ndiouma toute occupera plus tard une concession entre le boulevard National (avenue G. Pompidou, ex-W. Ponty), les rues Thiers, Vincens et Thalmath, actuelle Wagane Diouf, du nom de son fils.

Notre troisème Tjerigne s’établira ensuite au nord de la ville, au « Tound » (colline de sable) entre les rues Escarfait et Vincens et les avenues Faidherbe et Gambetta (d’abord Maginot dans sa partie sud, actuellement avenue du président Lamine Guèye sur toute son étendue).

Durant mon enfance, l’avenue Gambetta était le quartier du Parc-à-fourrage.

Pour aller au champ de courses et à ce qui allait devenir la quatrième Tjerigne et le premier quartier de la Médina, implanté après la peste de 1914 on longeait des tas d’argile et des blocs de latérite, vestiges du dernier Tata redoute de la Presqu’île (allées Coursin), avant de traverser le marigot aux nénuphars (place se Sfax et avenue El Hadj Malick Sy). Je voyais, enfant, en y passant, le palmier transporté de la demeure de mon père Ismaël Diop le jour de sa mort (7 Février 1907) et replanté à la tête de sa tombe dans le vieux et premier cimetière musulman qu’occupe maintenant en partie la Grande Mosquée où

Sous les tapis de Kairouan

Sous les carpettes de Carthage

Orants récitant le Coran

Vous psalmodiez sur nos Sages.

Ma mère Sokhna Diawara était née à la pointe de Dakar près du grand ficus du boulevard de la défence (face à l’actuel Cercle des officiers), d’où sa mère Sira Ndaw allait puiser de l’eau à une source qui coulait de l’actuelle place de l’Indépendance (ex-Protêt), vers l’angle sud-ouest du port.

Veuve de Bandiougou Diawara mort à la guerre en Casamance, ma grand-mère maternelle s’était remariée avec Mbagnick Niang, maître-maçon à « l’Artillerie » (emplacement actuel de l’Ambassade de France), originaire du Djoloff, dont les concessions dans le quartier Sandjal (1) occupaient l’une l’angle sud-est de la rue Raffenel (début de la rue de Bayeux) et du boulevard National, s’étendant jusqu’à la rue Blanchot en retrait ; l’autre, l’emplacement de la NOSOCO sur le boulevard, près de l’avenue Gambetta.

De l’union Mbagnick-Sira Ndaw naquirent quatre fois deux jumeaux. Des huit demi-frères de ma mère deux seulement survivront et parviendront à l’âge adulte pour aller se faire tuer en France à la Grande Guerre 1914-18.

(1) du nom d’une des sept Provinces du Rip, confiée par Maba Diakhou à Mama Gawlo (1864). Ce qui provoqua le départ du Saloum vers la côte des sérères Senghor qui ne voulaient pas être sous la domination d’un griot.

Veuve d’Ismaël Diop, Sokhna Diawara nous avait ramenés, mes deux grands-frères Youssoupha et Alioune, et moi, chez sa mère, en épousant un neveu de son beau-père Mbagnick Niang, le commerçant Cheikh Niang, fils de Pathé, qui était rentré de la Côte d’Ivoire. Sa nièce Djégane, fille de son grand-frère Balley, épousera Adrien, l’aîné de la famille de Basile Djogoye Senghor, et habitera Thiès jusq’à sa mort (1970).

Cheikh Niang bâtit une maison familiale sur le reste de la première concession de son oncle, qui comprenait déjà deux villas sur la rue Blanchot et une maison à étage à l’angle sud-est du boulevard National et de la rue Raffenel. L’étage de la maison dominait sur la cour six chambres et les communs, et son rez-de-chaussée servait d’épicerie (l’actuel Rustic-Bar) au locataire français Ramade.

Cette maison familiale était composée de eux ailes clôturées, séparées par l’entrée partant de la rue Raffenel et menant sur l’immense cour avec une cuisine centrale cernée par vingt chambres dont celles du fond étaient adossées aux jardins deux villas de la rue Blanchot. L’une de celles-ci était louée au Procureur-Général Paris-Leclerc.

L’aile gauche de la façade fut toujours occupée par la famille de François Coulbary, interprète judicaire qui, à la mort de Cheikh Niang, sera notre tuteur. Les Coulbary iront habiter aux années 30 un peu plus bas sur la rue Raffenel. Alioune et Balley mariés prendront leur place.

L’aile droite était notre maison « privée ».

Les chambres de la vaste cour étaient louées aux premiers « immigrés » Soussous, Toucouleurs, Cap-Verdiens, Peulhs, Wolofs, à part les deux premières. Celle de gauche était occupée par Amadou Coulbary, Contrôleur des P.T.T., fils de François et oncle de Gamby. Celle de droite, jusque-là réservée aux hôtes de passage, notamment à Guéwel Mbaye, le griot de la famille, qui venait saisonnièrement de son Ndiambour natal, devint la nôtre dès nos premières vacances de lycéens, Gamby et moi.

Devant notre demeure, dans mes jeunes années, s’attroupaient, les jours de 14 Juillet, les manteaux rouges et piaffaient les chevaux des Bours et des chefs de Provinces, les Ndiaye, les Diouf, les Sall, parents et alliés du Djoloff, du Sine, du Saloum, du Diander.

La maison sera hypothéquée en 1928 pour me permettre d’aller en France poursuivre mes études. Je lèverai l’hypothèque avant la fin de mon premier séjour de fonctionnaire au Soudan Français. Mais je ne finirai jamais de payer ma dette au chef de famille, au seul frère qui me reste aujourd’hui, pour la confiance que tous avaient eue en moi.

Elle sera vendue à terme à un voisin commerçant, le Libanais Richas, qui devait la démolir et y rebâtir. Extérieurement elle est restée telle quelle en 1976 ; mais la partie privée (la chambre de notre mère et le séjour) est devenue une boutique de tailleur. Le fond de l’entrée est clôturé. J’ignore ce qu’est devenue la grand cour.

Lors du lotissement de la partie nord de la Médina (quartier des abatoirs et de la Gueule Tapée), Tilène (domaine des chacals), où dans nos randonnées enfantines nous venions du Plateau chasser les crabes bleus, notre mère avait obtenu une concession sur la rue 6 angle 23. La rue 6 qui pour les premiers riverains était « la rue des Bœufs » ou rue Aurevoir, a porté un certain temps le nom de Lamine Guèye. La rue 23 s’appelle officiellement rue El Hadj Imam Moustapha Diop. Comme toutes les rues transversales de la Médina, elle porte le nom d’un notable dakarois ou d’un chef religieux. Ce que tout le monde semble ignorer, à commencer par le facteurs et les services des postes.

Mon frère Alioune commencera en 1951 à bâtir, sur cette concession de la Médina, « Keur Sokhna », la future demeure de la famille où habitera sa deuxième femme et où naîtra un Birago Diop en 1952.

Après la mort de notre Mère (février 1954), Balley et sa famille et la première famille d’Alioune quitteront le quartier Sandjal en octobre 1954 pour le cinquième domicile familial.

Youssoupha, qui avait quitté le Sénégal en 1924 (après ses études à Saint-Louis, à l’Ecole Faidherbe de Gorée et à l’Ecole de Médecine de Dakar) pour la Guinée, le Soudan Français, la Mauritanie, Koungheul, Kaolack, Pout, Nioro-du-Rip, les y rejoindra en 1958. Résidant enfin à Dakar (où depuis janvier 1921 je ne passais que mes vacances de lycéen et où je ne séjournerai plus tard que quelques jours en début et en fin de congés ou au cours de conférences professionnelles) je viendrai, à partir de fin avril de la même année, saluer tous les matins à « Keur Sokhna » la famille, du Service de l’Elevage du Plateau, jusqu’en fin décembre 1960. Et depuis mon retour de Tunisie en mars 1964 c’est de ma maison et de ma clinique du quartier du point E (où jeune, avec les autres, j’allais cultiver les lougans d’arachides) que je vais chaque jour voir les miens, à la Médina.

En y comprenant les marais de l’ouest de Reuss, le Dakar « indigène », qui s’arrêtait à l’est, rue vincens au nord, rue Thalmath au centre et rue Blanchot au centre-sud, comprenait vingt quartiers (comme les arrondissements de Paris ?) :

1 – Parc à fourrage, 2 – Kayes Finndiw, 3 – Darou Salam (Kanène), 4 – Santhiaba, 5 – Kayes Ousmane Diène, 6 – Tjeurigne, 7 – Diékko, 8 – Tjeudème , 9 – Yakhedjeff , 10 – Abattoir, 11 – Niayes Tjoker, 12 – Mboth, 13 – Sandjal, 14 – Khok, 15 – Mbakeundeu, 16 – Gouye salane, 17 – Gouye Mariama, 18 – Kadjel, 19 – Lambinas, 20 – Rebeuss.

A l’extrême-sud, autour de l’actuel Palais de Justice c’était Beugnoul (d’où viennent les pluies) et les lougans d’arachides du Cap Manuel.

Je ne suis né dans aucun des quartiers où les miens se sont transportés successivement. Je ne suis même pas né à Dakar où ma naissance a été déclarée par mon frère Massyla Diop le 11 décembre 1906. J’ai vu le jour à 9 km de dakar au pied du Phare des Mamelles (le « Xenghe » des Lébous de l’extrême pointe de la Presqu’île pour lesquels l’autre phare, celui des Almadies s’appelle « Ndjouli-Circoncis », sans aucun doute à cause de sa forme phaloïde).

Mon père Ismaël Diop, Maître-maçon, travaillait alors au camp militaire et ma mère lui portait de Dakar le repas de midi.

Je suis donc né « par accident » à Ouakam. J’espère y être enterré.

Car je préfére pour mes restes la dure latérite de Ouakam-Sinnthia aux sables lointains du cimetière tout neuf de Yoff, comme dernier domicile.

Amon premier retour de France en 1934, je m’étais ahuri d’entrendre mon frère Alioune se plaindre déjà de l’envahissement de la ville par les gens de « l’intérieur », par les Toucouleurs, les Baols-Baols et autres Peulhs Fouta ; non pas pour la question de logement. Il s’inquiétait surtout de nos places futures au cimetière de Soumbedioune. « Avec tous ceux-là qui arrivent, où est-ce qu’on nous enterrera quand nous serons morts ? » demandait-il.

Le temps et la démographie lui ont donné raison, car mulsulmans comme chrétiens nous en sommes à nos troisièmes cimetières.

Sur le premier cimetière catholique, contre sa petite église sans clocher de la rue Sandinièry, angle place Protêt (qui nous servait à la sortie de l’école, de l’autre côté de la rue du Dr Thèze, de terrain de football réduit malgré les dalles en miettes et les bosses des vieilles tombes) sont construites aujourd’hui la Chambre de Commerce et La police centrale.

La Cathédrale de Dakar a été bâtie en 1936 sur le deuxième cimetière qui, entre-temps, avait servi de terrain de football également, mais réglementaire celui-là.

Malgré l’apport des immigrés de la Casamance, du Golfe du Bénin, des Iles du Cap-Vert (dans les mêmes proportions sans doute que les pourcentages musulmans-chrétiens de la population sénégalaise) s’emplissait beaucoup moins vite que le cimetière de Soumbedioune, où nous laisserons les nôtres, comme ils ont laissé les leurs au vieux cimetière effacé par les allées Coursin et qu’occupe la Grande Mosquée.

Soumbedioume désaffecté est assurément, et pour longtemps, sous bonne garde. Blaise Diagne en buste et dans sa tombe clôturée, à l’extérieur, en est le portier. Et Lamine Guèye le concierge, dans sa Kouba à l’entrée.

Comme ses cimetières, Dakar aura eu ses trois abattoirs. Le premier en haut de la petite corniche, « Boussoura » (boucherie) sur la pente de l’actuel Hôtel Téranga. Le deuxième près du cimetière de Soumbedioume démoli aux années 50 par le Gouverneur Don Jean Colombani. Le troisième et dernier (?) au km 9 de la route de Rufisque construit sur les plans du Dr René Larrat, Chef des Services d’Elevage Sénégal-Mauritanie.

3

Mes Ecoles et mon UNIVERS DAKAROIS

Apporté bébé de Ouakam à Tjerigne III où mourut mon père deux mois après sa naissance, je n’y avais pas demeuré bien longtemps, puisque mon demi-frère Cheikh Nalley Niang devait naître en 1909 deux mois après la mort de son père, au quartier Sandjal où nous avions trois maisons, deux à l’angle du boulevard National et la rue Raffenel, la troisième de l’autre côté de la rue Raffenel ; sur le bord sud du boulevard, après le Dispensaire n° 2, la mosquée et la place des séances de Ndeupp, proche de l’avenue Gambetta.

A Tjerigne III étaient restées les deux premières familles d’Ismaël Diop, celle de Ramatoulaye Diagne et celle de Sabou Diagne, mère de Massyla Diop. On m’y ramenait souvent en des visites qui duraient parfois jusqu’à la tombée de la nuit, entre les mains des demi-sœurs, belles-mères et cousines. Il en était de même pour la maison grand-maternelle du quartier de l’Ambulance (Lambinas) à l’angle du boulevard de la République et de la rue Raffenel (de Bayeux).

Mon « Royaume d’Enfance » fut donc la rue Raffenel dans sa presque totalité. Cet univers s’étendit vers le nord proche quand, à l’âge de cinq ans, je pris, ou plutôt l’on me fit prendre le chemin de l’Ecole coranique qui se trouvait au quartier Kanène, appendice de celui de Tjerigne III, entre le dépôt du chemin de fer et l’avenue Faidherbe, au début des rues Blanchot et Raffensel. Ensuite, il franchitle remblai de l’avenue Gambetta, vers les quartiers de Tjedème, du 7 ie R.T.S, de Sans-Fil et Madeleine II pour s’arrêter à Niayes-Tjoker (actuel Rebeuss) à la route de l’Abattoir ou rue Adieu (A. Angrand, ex-de l’Yser) où la maison du maître-bijoutier Jean-Thiam était la dernière de la ville à l’ouest, au bout de l’avenue Jauréguibéry, maintenant avenue Emile Badiane. A l’emplacement du Service d’Hygiène se trouvaient les abreuvoirs des animaux destinés à la boucherie (Mbalkama). La route de Bel-Air (Félix Eboué) prolongeait celle de l’Abattoir et bordait ensuitele quartier Parc-à-Fourrages, le plus au nord de la ville que limitaient le passage à niveau du chemin de fer Dakar-Saint-Louis et le Café Cyrnos.

Vers le sud et la mer, c'était d'abord le quartier de Khok, puis les dunes du Plateau bordant l'ancien cimetière catho- lique ; le quartier Gouye-Mariama et le Baobab consacré à la Sainte-vierge et les casernes du 6 ie R.A.C.

L'une des constructions premières sur les dunes entre les casernes et l'avenue Courbet a été la loge maçonnique sur l'avenue Brière-de-l'lsle. Le Consulat de Grande-Bretagne était encore plus ancien, à l'est sur l'avenue Pasteur.

L'épine dorsale de la ville était le boulevard National qui allait de l'avenue du Barachois buter contre les murs du 7 ie R.T.S. L'emplacement du futur marché Sandaga (l'ancien se trouvait au rond-point Jauréguibéry-lean Jaurès autour d'un arbre appelé Sandaga) était un terrain vague où chaque année se montaient un manège de chevaux de bois et des baraques foraines de tombolas et de jeux, venus de France. A l'angle nord-est avec l'avenue Gambetta il y avait la boulangerie du Libanais Faker, qui sera transforme ensuite rue des Essarts puis tranformée en boutique de confection. Faker m'habillera à Bamako vingt-cinq ans plus tard.

Le Dispensaire n° 2 est toujours à la même place, séparé actuellement par des souks de Bana-Banas et des magasins d’artclies de variétés mosquée de Sandjal (et tombeau d'Amadou Assane NDoye) dont le parvis jouxtant la deuxième concession de MBagnick kiang servait aux séances d'exorcisme (Ndeupp) des quartiers environnants. En face, à l'angle nord-ouest du Boulevard et de la rue RaFenel, se trouvait la demeure de NDèye Mour Paye où je serai circoncis, mais notre . « Case des Hommes » sera chez Mame Matar Diop, rue Ramener (de Bayeux) angle Félix Faute. Toute la concession RaFenel-boulevard Natio- nal-rues Blanchot et Thiong en face de MBagnick Niang (actuellement Pharmacie du Drugstore, Cinéma Plaza) était l'entrepôt de matériaux de construction de l'Entre- prise Bouquereau, sauf aux angles Blanchotœoulevard (actuellement magasin « L'Art et la Table » qui fut d'abord un café-bar) ; et Blanchot-Thiong où se trouvait la maison de la famille Al Demba Seck, famille folle de chevaux dont le ils de mon âge, Djalo, sera jockey à 10 ans et fera notre brève et juvénile admiration avant de mourir jeune. Au nord de la rue de Thiong était le parthe de MBoth (aujourd'hui une vraie cour des miracles cernée de gar- gotes) qui servait d'arène pour les luttes les plus célèbres de la presqu'île (après celles de Ouakam-Taglou) et pour le Gamou (Maouloud) païen lébou.

Sur le lot suivant, qu'occupent en partie des magasins libanais sur l'avenue G. Pompidou, et le Bloc Fiscal sur les trois autres côtés : Vincens, Thiong et Blanchot, ôtait la Maternité Indigène qui deviendra ensuite la Bourse du Travail et qui portait sur ses façades l'inscription suivante «  Wasslnou Kan ak Topato » («  Lieu d'accouchement et de soins »  ). Ce qui me faisait déjà me demander, quand j'ai su lire, comment le f aire en wolof sans avoir appris les lettres françaises.

De l'autre côté de la rue de Thiong se trouvaient la Prison et la Gendarmerie à l'échelle de la ville. Car la prise d'un voleur était un événement dans les années de ma jeunesse. Toute la marmaille faisait escorte aux alcalis et à leur proie aux cris interminables et stridents de «  Satjey ! » (au voleur !) jusqu'à l'entrée de la rue Sardinier. Sur le lot suivant, le Libanais Bichara avait une entre-prise de «  Victoria caoutchoutées » pour les promenades des européens et des passagers, concurrencées par les landaus de son voisin de l'autre côté de la rue Thalmath, Gardette, qui entretenait également à l'emplacement du cinéma Vog et derrière le Café Central, un Zoo de transition.

Il ne me fut pas difficile, plus tard, lors de mon premier examen oral (pour les bourses du lycée Faidherbe) d'indiquer où j'avais vu des bêtes sauvages. Nous n'avions qu'à traverser la rue de Thiong en sortant de l'Ecole des Garçons, que troublaient souvent les rugissements et autres cris d'animaux, pour voir en cages prêtes à être embarquées pour l'Europe, toutes sortes de fauves.

De l'autre côté de la rue du Dr Thèze, en diagonale de la petite église du début de la rue Sardiniers, au coin du vieux cimetière, une vieille Mammy dans sa masure délabrée nous vendait du foufou le matin avant la rentrée des classes. Je n'achetais pour ma part que pour dix sous de sauce rouge aux gombos et à l'huile de palme, sans la pâte de riz, que je remplaçais par du pain « pris » à l'épicerie Ramade, c'est-à-dire « à la maison ».

La Poste Centrale de l'avenue G. Pompidou est bâtie à la place d'un « Café-concert » , Le Parisiana, maison de tolérance en réalité, au centre de la ville. Les autres « maisons » européennes se trouvaient au bas de la rue Raffenel, tandis que les «  indigènes » y bordaient la rue Blanchot entre les rues Jules Ferry et Félin Faure, au quartier Kadiel avec leurs pensionnaires venues du Gorgol (région de Kaédi en Mauritanie) et du Fouta-Toro.

L'immeuble B.I.A.O. a été bâti après des mois de pompage de la nappe souterraine (qui devait alimenter la source de ma grand-mère) sur l'emplacement du Dépôt des Isolés Coloniaux, de la Coopérative des Fonctionnaires et de l'ancien Cercle des Oëciers.

La place Protêt, avec son kiosque à musique et son monument

aux morts en bordure du boulevard, entourée par le café Protêt, l'Eglise, le Palais de Justice (Ministère des Affaires Etrangères) et la Délégation du Cap-vert (Gouvernance) faisait face au Secrétariat Général du Gouvernement Général de I'AOF qui s'étendait jusqu'à la rue Thiers sur laquelle donnait entre autres la villa de Maître Gay, notaire, adossée au Théâtre du Palais qui allait avec ses coulisses et ses dépendances jusqu'à la rue Colbert. La façade du théâtre sur l'avenue Roume abritait la cabine du cinéma en plein air avec son écran sur le trottoir en face. La scène sera transférée de l'autre côté de l'avenue (quand le théâtre sera transformé en restaurant-dancing avec un immense paquebot en toile de fond). Marcel Sableau, co-directeur de la Revue Africaine de Massyla Diop, y fera jouer des pièces et des revues locales avant que ne s'y installât le Cinéma Bataclan, aujourd'hui rasé. Le Théâtre du Palais renaîtra, réduit de moitié, trente ans plus tard avec Maurice Sonar Senghor et sa troupe.

L'unique maison à deux étages de l'avenue Roume jusqu'au Palais du Gouvernement Général, était le Trésor, à angle de la rue Félix Faure, qui aussitôt bâti, avait commencé à se fendiller, en face d'une barrière clôturant une petite villa au fond d'un jardin de rosiers (immeuble la Roseraie-Maison du Livre).

Derrière le Palais de Justice, la Pâtisserie Murat touchait « chez Jean Tam » (Croix du Sud), café-restaurant avec ses petites artistes de passage. En face se trouvait la Librairie Viale, voisine du salon de coiffure d'un curé défroqué, Albaret. L'Ecole des Filles de la rue Béranger-Ferraud (donc la Directrice avait comme cuisinière la mère d'un garçon de notre bande et où nous allions entre 1 et 2 heures nous ravitailler en crayons et craies de couleur) faisait face a Mairie, à la Police et au Dispensaire des Bonnes Soeurs.

Le Printania se trouve à la place du magasin Roustan, antre de merveilles pour nos yeux d'enfants avec ses jouets, ses masques, ses articles de cotillon. Plus bas enfin, presque au début du boulevard, avait été le premier cinéma de Dakar, en plein air aussi, le cinéma Poux. Derrière, donnant sur le jardinet Thérèse Nar et la rue Parent se trouvait le Restaurant Normandy où je mangerai ma première soupe à l'oignon.

Après le marché Kermel, rue Dagorne, à l'emplacement du parking de la Grande Poste était le dancing du « MoulinRouge » et plus bas, au début du boulevard Pinet-Laprade, les restaurants de l'Europe et Métropole.

Notre « terrain de jeux » était donc une vaste ellipse dont le grand axe était la rue Raffenel, allant de l'Hôpital Principal au Bassin-ouest du Port où j'appris à nager et où nous faillîmes nous noyer, Hamid Camara et moi, marins novices. La barque que nous avions « empruntée » entre le déjeuner et la classe d'après-midi ayant chaviré à l'actuel embarcadère de la Chaloupe de Gorée. Le petit axe ôtait le Boulevard, de l'avenue Gambetta à la place Protêt.

Cette ellipse débordait par flux et reflux, notamment pour les baignades, vers l'Anse Bernard et l'Anse de l'Aube, et surtout sur la plage actuelle du Lagon où nous vidions nos querelles en sortant de l'école à 11 heures. La passerelle du restaurant du Lagon se trouve à la place d'un ponton, avec à son bout « des commodités ».

Quand il nous fut permis de sortir après dîner et surtout après le crépuscule, l'heure des mauvais « souffles » , nous allions jouer à cache-cache à tous les coins de rues.

Mame Astou Diop, la deuxième femme de François Coulbary, nous emmenait au cinéma du Palais où le contrôleur Raphaël faisait la chasse aux « accroupis », les spectateurs assis sur le trottoir derrière l'écran. Et j'ai encore dans les yeux les Trois Mousquetaires, Harold Lloyd, Max Linder, Pearl White et autres Tancrède et Armide. J'irai une fois en matinée enfantine au « poulailler » du théâtre du Palais.

J'ai évoqué ainsi l'espace où je m'étais éveillé et les circuits, toujours les mêmes, que je parcourais au fil de mes jeunes années dans la ville, qui me conduiront plus tard, de Sandjal vers le restaurant et le dancing du Métropole.

Mes premières écoles furent les diverses maisons familiales, au nord, au centre et au sud de la ville. Ensuite l'Ecole coranique au bas-bout ; l' Ecole primaire de la rue de Thiong, en même temps que la rue... Toutes les rues non encore bitumées de l'ouest et du nord, et celles asphaltées de l'est et du sud de la ville qui s'arrêtait alors route de Bel-Air et route de l'Abattoir.

Ma première éducation fut l'affaire des grands-mères, des tantes, des cousines et demi-sœurs, ensuite de ma mère, en même temps que j'allais à l' Ecole coranique, où deux ou trois absences durement sanctionnées par des coups de cordons d'amulettes et de cuisants pinçons dans le gras des cuisses, n'ont pas participé, bien au contraire, à « sécher mes tablettes » . Et si j'acquis de la mémoire comme tout talisé moyen ânonnant aux balancements rythmés du buste, et si j'ai retenu le rudiment et quelques versets pour les prières, je n'ai pas pu « descendre le le petit-fils de notre tuteur François Coulbary, Gamby, dont le père sera tué à la guerre et qui arrivait de Saint-Louis. Coran ». A dix ans je n'allais plus que le jeudi et le dimanche à l'Ecole coranique, non plus à Kanène, mais dans la boutique de Mame Matar Diop en face de notre maison. Mame Matar Diop déménagera, et sa nouvelle demeure à l'angle des rues Raffenel (Bayeux) et Félix Faure sera notre case des hommes après la circoncision boulevard National. J'avais eu entre-temps à la maison un compagnon de mon âge,

Mon père avait tenu, disait ma mère, à ce que ses enfants allassent à l'Ecole francaise. Mes aînés y avaient été. Je n'attendis pas qu'on m'y menât. Youssoupha était à Gorée, Alioune à Saint-Louis, Massyla en Guinée. J'y fus tout seul à la rentrée de 1916, sans prévenir ni ma mère ni mon tuteur. Refoulé par le Directeur, je me représentai avec un mot du Procureur Général Paris-Leclerc, notre locataire de la rue Blanchot, et accompagné par François Coulbary.

Je ne me souviens plus si je savais en entrant à l'école mon alphabet français, je ne le crois pas. Mais je savais, comme tous les gosses, lire et même écrire au charbon sur les murs : Doul pour... (M... pour). Et je connaissais la table des additions par 2 jusqu'à 224 et tous les chiffres, ayant manipulé souvent à côté des adultes joueurs les cartes de loto, « tiré les boules » et « chanté les numéros ».

Je n'ai pas eu à peiner pour suivre les premières leçons dispensées par ma première institutrice blanche, une dame longue et sèche, toujours de noir vêtue, dont il ne me reste que le surnom de « Maman dort ». Parce que, une fois, elle avait joint à la parole gestes et mimiques, l'index aux lèvres, pour nous expliquer un tableau mural représentant une scène familiale de France. Elle partit vite et nous eûmes comme enseignants, changeant presque chaque semaine, des élèves-maîtres venus de l'Ecole Normale William Ponty de Gorée, et, presqu'en fin d'année, leur professeur Lamine Guèye. En mi-année je récitais avec plaisir la liste d'appel de la classe.

La seconde maîtresse fut Mademoiselle Jarzuel, vieille elle un peu sourde et très gentille. La troisième était pour nous tous « Madame Baguette », parce que sa tige de bambou atteignait presque le fond de la classe. J'en reçus ma part plus d'une fois pour avoir répondu à la place d'un autre sans autorisation.

Il n'y avait pas, rue de Thiong, d'instituteurs européens. Uniquement des maîtres sénégalais. M. Cissé, M. Clêdor (le frère de Duguay-Clédor qui avait déserté l'enseignement pour la politique), deux MM. MBaye, M. Faye. Et surtout Monsieur Abdoulaye Camara, le plus farouche mainteneur du wolof contre l'assimilation « totale et intégrale » . Il voulait nous enseigner toutes les matières (sauf les Mathématiques quand même ! Et encore !) en wolof, dont il marquait la richesse du vocabulaire. Il nous gourmandait parce que nous restions, porte-plumes et plumes sergent-major en l'air, quand il commençait une orthographe-dictée en wolof. Il nasillait après une bonne prise de tabac : « Wêgne gou nioul... (Silence) Le Fer... Djarama mome !... (Silence). Djeureu diesel a mome ! (Silence). Waw gora mome ! (Silence) Khamoulène gatt / Vous ne savez goutte !... Et vous prétendez apprendre le français sans savoir votre wolof ! ! ! Grâce à lui l'industrie moderne a réalisé... etc. etc. »

Nous passions parfois une partie de la matinée ou de l'après-midi sans entendre d'autres mots français que l'exclamation : « Enfin ! »  proférée par notre maître au même instant où le Directeur ouvrait la porte de la 2 e classe.

Ce ne fut pas sans doute pour « contrer » Monsieur Camara que le Directeur s'avisa un jour de nous faire faire lui-même une orthographe-dictée. Ce jour-là également les porte-plumes restèrent longuement en l'air, car nous avions entendu : « Noutre pantabo... » pour « Notre paquebot »... comme titre de la dictée. Notre Directeur Calvayrac était de Mazamet. Son accent nous « heurtait ». Comme nous le disions, tout fiers en ce temps-là, il n'y avait que deux « provinces de France » où l'on parlait le français sans accent, la Touraine et le Sénégal, sauf Gorée où l'on « prononçait » (grasseyait).

Au cours des ans, Le Tour de France de Deux Enfants avait remplacé Moussa et Gigla, sa mouture soudano-salésienne. Et nous avions eu dans toutes les classes des récitations quotidiennes. Plus forts que Monsieur Jourdain, nous disions des vers sans le savoir : La Fontaine ou Victor Hugo ; toute poésie s'appelait « récitation » rue de Thiong.

Je n'ai jamais pu solfier ni chanter juste. Ma mère m'avait dit un jour que « chanter » n’'était pas le fait d'un. Dorobé (noble) et plus tard je m'en suis consolé en apprenant dans mon Rabelais que « chanter f aux c'était l'indice d'une conscience tranquille ».

Sur le chemin qui s'ouvrait cependant et qui montait vers le savoir et la découverte du monde et de soi, je me sentis concerné enfant pour la première fois en matière de « Littérature » par un petit livre de la Bibliothèque Rose : Les Trois Volontés de Malick, écrit par un instituteur sénégalais, Mapathé Diagne, dit « Tête Carrée », que je n'avais qu'entre-aperçu un jour dans la cour de l'Ecole. Il était venu de sa Casamance, où quarante ans plus tard, chef du Service de l'Elevage du Sénégal, j'irai le saluer dans sa maison de Sédhiou au cours de mes tournées périodiques. Ce jour lointain, je devais être dans le même état d'esprit que les jeunes écoliers qui défilent maintenant dans ma clinique de vétérinaire de quartier, pour bien s'assurer que je suis le Birago Diop dont ils disent les « récitations » et lisent les contes. Je ne savais pas encore que, chez moi, mon frère Massyla était aussi un écrivain.

Au cours de l'année de la 2 e classe, j'avais traîné toute une journée, en cour de récréation comme à la maison, cachant l'enflure de mes aines et de mon bas-ventre pour ne pas être privé de jeux et de classe. Le soir, ma mère, qui s'était aperçue de mon état, m'avait dévêtu et s'était affolée en voyant mon mal. Je faisais de la peste bubonique. Elle me soigna et me guérit avec les feuilles vertes pilées de Datura netel (hompay bu gor) en frictions et compresses.


4
L'ACCIDENT ET LE PARCOURS


Au terme du cycle primaire élémentaire, j'échouai au Certificat d'Etudes en juin 1920. Je crois me souvenir qu'entre autres bourdes, j'avais conjugué le verbe pondre à toutes les personnes du singulier et du pluriel à la question de grammaire qui suivait la dictée.
Adieu les Grandes Ecoles, Blanchot de Saint-Louis et pépinières de Fonctionnaires de Gorée : Ecole Normale William Ponty qui formait les instituteurs ; Faidherbe qui fournissait à l'Administration ses cadres et les futurs Médecins, Pharmaciens, Vétérinaires de l'Ecole de Médecine de Dakar ; Pinet-Laprade d'où sortaient les agents techniques, mécaniciens et autres géomètres.
Mais en novembre je fus reçu avec sept camarades : Abdoul Hamid Camara, Babacar Lamine Cissé, Gamby Coulbary, NDiaga NDoye, Alassane Guèye, Turbet Sow et Ousmane Touré, au concours des bourses pour le Lycée Faidherbe qui venait de naître de l'Ecole Secondaire de Saint-Louis, ancêtre des Ecoles de Gorée, et où Massyla Diop avait fait ses études après le Coran au Cayor.
Pendant que nos parents s'occupaient de nos trousseaux, nous prenions des leçons de « savoir-vivre » pour nous tenir à table. « Supposons que voici le couteau et voici la fourchette», nous disait notre initiateur en disposant sur le trottoir deux bouts de bois. C'était un Lébou, un peu plus âgé que nous, Ibrahima Guèye, qui s'était fait catholique et oui bien entendu, était honni parmi les siens. Il prit un jour clandestinement le chemin de l'Europe. Et personne n'a jamais plus entendu parler de lui.
Un matin frais de janvier 1921 nous primes le train. Pour la première fois à hauteur d'yeux au passage de Hann, je lus à l'entrée du parc à toute vitesse l'enseigne « Station Forestière-Laboratoire d'Analyses». Depuis, il y a des mots qui « chantent » pour moi. Et ce fut le défilé des gares avec les courts arrêts jusqu'à Kelle où le train s'arrêtait plus longtemps pour le croisement sur la voie unique avec celui venant de Saint-Louis, et pour le déjeuner au Buffet de la Gare, qui n'était évidemment pas pour nous qui portions nos provisions de bouche, entamées d'ailleurs depuis Thiès.
Le soleil n'était pas couché, mais était déjà bien bas à l'horizon quand la brise venant de l'océan nous fit dilater les narines après Rao sur le pont de Leybar.
C'était l'air de Saint-Louis, que sept ans de suite je humerais du train comme cette première fois, à chaque retour de vacances et une huitième année quand j'y reviendrais faire mon service militaire. Et que je ne retrouverais que dix-neuf ans après.
Au Lycée, nous, les Dakarois, ne fûmes pas un instant isolés en internat ni parqués dans la cour de récréation ou en classes. Des grands, natifs de Saint-Louis ou venus de la région proche du NDiambour (rares d'ailleurs) nous avaient tout de suite pris sous leur aile. Et de notre âge, il y en avait un venu de plus loin, du Saloum, Djim Momar Guèye, de Kaolack, qui sera un homme d'affaires précoce.
En tant qu'internes nous avions eu d'abord affaire au Surveillant-Général et aux surveillants. Le Surveillant-Général était M. Hutton, un Irlandais marié à une métisse Saint-Louisienne et qui parlait wolof mieux que nous, je crois bien. Il était en même temps l'Econome du Lycée et professeur d'anglais. Il nous mis en garde un jour que «chaff », en anglais, ne voulait pas dire comme en wolof« cacahuètes rôties » mais balle de grain. A ce stade d'ailleurs j'avais déjà franchi les premières difficultés du début, quand m'étant adressé à mon voisin de banc Castex, un Blanc fils du maréchal-ferrant, pour qu'il me traduisît une phrase de l’English Reader, j'entendis ahuri, sa réponse en wolof pur (si je puis dire) : « Khaw ma tji gatt ». (Je n'y comprends goutte !).
Le premier surveillant était un vieux Basque aux cheveux noir-corbeau (je crois maintenant qu'il se les teignait) plaqués et séparés par une raie médiane, à la moustache en brosse toute blanche. Ce qui nous faisait dire qu'il mangeait plus qu'il ne cogitait. Il avait un goitre qui débordait son col-officier, d'où son surnom de « Baye Bolokh — Père-Goître». Quand il entendait le mot bolokh, il se frappait la poitrine et éructait : « Moi ! de Laralde Deguistéguy ! » (Je n'ai vraiment su l'orthographe de son nom que tout récemment, cinquante-quatre ans après, en lisant l'Irrégulière de Edmonde Charles-Roux, qui parle d'une comtesse basque du même nom.). Il s'indignait, croyant que nous l'appelions Bolo, Bolo-Pacha le traître fusillé pendant la Grande Guerre. Le deuxième surveillant était un jeune Antillais, béké blanc, Dubreuil, qui nous quittera pour aller se faire chef de gare.
Au fil des ans, nous aurons Bilal-Alsace, un métis de Saint-Louis ; Ali-Saturnin Croizier de Lacvivier, un métis de Rufisque dont les quatre jeunes frères étaient pensionnaires avec nous ; et Makhmoud-Boucher, un oncle de ces derniers. Plus tard, je surveillerai le dortoir quand Henri Gas, camarade de classe passé pion, me paiera cinq francs pour pouvoir aller tenir la batterie du jazz de l'orchestre Naudin, chez Rey.
Le père Hutton (qui avait chez lui comme pensionnaires les frères Alexandre et Joseph Ka) fut remplacé par un instituteur, Fernand Lapeyre, qui nous terrorisa littéralement dès le premier jour et qui essaya en vain de nous initier à la pratique du rugby.
Je pense maintenant qu'avec Hutton (à cause de son paternalisme débonnaire nonobstant ses moustaches noir charbon de celte), ou Lapeyre (à cause de sa sévérité) nous n'aurions pas tenté une grève. C'est durant l’inter-règne que nous le fîmes parce que « le riz n'était pas bon » (évidemment pour des Sénégalais, noirs ou métis, aucun riz n'est bon s'il n'est fait à la wolof) « et que les lentilles n'étaient pas assez cuites». Un matin, au son de la cloche, aucun de nous n'avait dévalé les escaliers du dortoir du deuxième étage. Nous étions tous restés au lit. Et à Baye-Bolokh qui vint affolé, hagard, nous secouer, nous disions en geignant les uns après les autres : « J'ai faim ! Je suis malade ! ». Le Père Morel, le Proviseur, nous fit laisser tranquilles, affamés et « malades » au dortoir. Parce que, avait-il décrété « quand on est malade on ne mange pas». La menace d'expulsion des grévistes demeura lettre morte, grâce à l'intervention de Maître Guillabert, Notaire.
La découverte du monde des livres, la soif et le plaisir d'apprendre, l'émulation, le contact des condisciples, garçons et filles, garçons blancs, noirs, métis (on disait alors : mulâtres), filles blanches et métisses, dont certains et certaines (toutes même) nous poliçaient, nous assimilaient et parlaient wolof, ce qui était défendu dans l'enceinte du Lycée : Jeanne Hantz, Germaine Raux, Annie Béchaire, Liliane Vaucheret, Camille Niénat, Andrée Aies, Micheline Lam, Raymonde Saunion, Renée Trimardeau. L'air mental de Saint-Louis-du Sénégal «Capitale de la Sénégambie», éduquait, alors que l'on enseignait à Gorée et que l'on instruisait à Dakar, où s'ouvrait, prenant la relève du Collège Libermann, le Cours Secondaire qui allait devenir le Lycée Van Vollenhoven.
Saint-Louis où aux jours de sortie nous allions chez les parents et alliés nous régaler de riz-au-poisson, de maffé et autres foufou. Et j'ai encore dans la bouche le goût des crevettes de Khardiata Soumaré, la grand-mère de Gamby Coulbary, et des soupes-kandia de ma tante MariePierre Fall, rue Mage, près du « Palmier de Pierre Loti »
Et dans les rues, les fous, les poêles, les diseurs : Magamou, Batj Diakhalé, MBarick Ambalasse (il se vêtait de sacs d'emballage), Matar Ycume Gaye, Aziz Boye Jean, prenaient la relève des professeurs qui nous « marquaient » au Lycée. Truxillo l'Antillais, dont les classes d'anglais étaient des cours d'initiation à toutes les disciplines, à toutes les littératures, à toutes les cultures, à tous les huma-nismes. Et qui « venant à récipiscence après s'être rendu coupable d'élucubrations savantes et de pompeuses déclamations, tirant d'un paradoxe comme d'une gangue la vérité toute nue », nous fit « l'Eloge de la Paresse », en son discours d'usage à une distribution des Prix, en fin d'année scolaire.
Raymond Rousseau, modèle d'élégance et de distinction vestimentaire, de diction, dont les leçons d'Histoire et de Géographie nous incitaient à des « tournois d'éloquence», le soir, au dortoir, avant l'extinction des lumières. Rousseau que nous appelions « D'ailleurs » (locution adverbiale qu'il affectionnait particulièrement), qui plus tard aidera, avec Yoro Diaw, à faire revivre l'Histoire du Walo. Je lui fis perdre un peu la face en répondant au Gouverneur Général Martial Merlin, en visite au Lycée, que le nom « Sénégal » venait du wolof Sunugal (notre pirogue). Etymologie folklorique qui semble s'officialiser actuellement. Rousseau nous enseigna aussi l'allemand qu'il avait appris en captivité.
Mademoiselle Grosset, professeur de Mathématiques, qui épousa Rousseau. Elle me collait régulièrement un zéro à deux ou trois copies parce que ma voisine n'arrivait jamais à refaire au tableau noir les problèmes que je lui communiquais. Je m'en sortais cependant pour le bulletin hebdomadaire de notes, réservant pour moi tout seul quelques solutions exactes en cours de semaine.
Avant Mademoiselle Grosset nous avions eu le Père Gac, Gaconnet, un instituteur de forte carrure à l'allure militaire.
Après Madame Briand, un petit bout de femme qui faisait la chasse aux livres «hérétiques» non inscrits au programme, et qui fut horrifiée le jour où Bouna Kane prononça le nom de René Maran et lui demanda son avis sur Batouala, nous eûmes comme professeur de français M. Demay, plus éclectique. Je pense toujours à ce maître quand j'entends parler de photogénie, parce qu'il disait d'une personne empruntée, qu'elle était «couillon comme quelqu'un qui se fait photographier».
Nous avions en Physique et Chimie le «Père Gasse», M. Rauzy dont les yeux globuleux de myope (comme Demay d'ailleurs) transperçaient les lorgnons et qui adoucissait dans ses leçons, démonstrations et manipulations le Z de gaz et en faisait des S interminables.
Après Rousseau qui nous avait inculqué les premiers rudiments en allemand, nous avions eu un vrai professeur certifié dans la langue de Gcethe et de Heine, Pages, que nous nous hâtâmes de baptiser «Yégof». C'était un « lunaire » dont le casque colonial renversé sur le pupitre de son bureau servait de réceptacle après notre passage au tableau noir, aux bouts de craie et au chiffon. C'était apparemment un violent, car il pocha un jour un œil au proviseur. Il fut emmené à l'Hôpital Colonial après s'être colleté ensuite avec le Surveillant-Général Lapeyre venu au secours du père Morel. L'affaire passa au tribunal et Yégof fut évacué sur la France.
Nous étions hospitalisés, Lamine Cissé et moi, pour des oreillons, quand notre professeur d'allemand fut « enfermé». C'était la période des compositions. Nous avions voulu écrire au proviseur pour nous faire sortir. Le Médecin-chef, un mulâtre de Saint-Louis, Crespin, nous avait demandé quand nous lui en parlâmes, si notre lettre serait écrite « en petit-nègre ».
Rousseau, lui aussi, avait une fois poché l'œil droit du proviseur, mais avec l'archet de son violon à un concert de « La Symphonie ».
Il y avait surtout le Père Moguez, aux moustaches d'encre noire pendantes, le regard par-dessus les lunettes, qui semait la terreur et avait fait déserter la classe de latin, où ne restèrent que quelques vaillants comme Bouna Kane et Amadou Camara. Ceux-là mordaient si bien à la langue de Cicéron et de Virgile que le professeur qui partageait les classes avec Moguez, Turpin de Morel, un créole de la Réunion, s'étonnait « des accordailles mystiques (de ses élèves noirs) avec le latin comme qui voudrait épouser la mère au préjudice de la fille». Ceci dans son discours d'usage dont le passage le plus pathétique fut la louange de ses « tirailleurs sénégalais, ces véritables géants de bronze qui (le) soutenaient ce matin du 28 juin 1918 où il fut blessé».
J'entendis un jour les deux professeurs discuter d'un ton peu amène, assez sèchement même, sur l'emploi des deux mots conjecture et conjoncture. Cela forme un esprit jeune et curieux.
Les uns et les autres, hommes et femmes, tous nos maîtres, au-dessus de qui planaient, aux samedis des Bulletins de Notes, les moustaches blanches de druide et le nez rougeoyant du proviseur latiniste Morel, tous, admettaient, toléraient même quelque supériorité des élèves noirs sur leurs condisciples blancs dans toutes ou presque toutes les matières, mais pas en français. Parce que « nous parlions wolof chez nous ! ».
Tous. Sauf peut-être M. Niénat, un «vieux», instituteur antillais qui avait au Lycée deux filles, Camille et Mayotte, et un garçon, Théo, qui sera Vétérinaire et s'installera à Paris, rue de la Boucherie, juste en face du Dispensaire Vétérinaire du Prince de Galles où l'on soignait gratuitement les bêtes de la place Maubert et de la rue Mouffetard. L'occupation venue, les Allemands fermeront le dispensaire et Théo fera fortune.
« Nous parlions wolof » bien sûr, certains condisciples blancs également, filles et garçons. Et pourtant... Ainsi une dissertation trop bien faite en 3ie, un commentaire de la fable de La Fontaine Les lapins :

« Je me suis souvent dit
Voyant de quelle sorte l'Homme agit
Et qu'il se comporte en mille occasions
Comme les animaux :
Le Roi de ces gens-là n'a pas moins de défauts
Que ses sujets... »

me valut du Père Moguez (« Birago Diop vous ignorez que j'ai préparé l'agrégation » ; je ne savais même pas ce que c'était) et du Conseil des Professeurs un zéro, l'amicale compassion de mes deux voisins de banc, Lamine Diop et André Gallet de Santerre, et deux jeudis de retenue, parce que je ne voulais (puisque je ne pouvais) pas avouer que (et où) je l'avais copiée.
Ce zéro me lit l'effet d'un véritable coup de fouet, qui engendra des notes meilleures, et en fin d'année un accessit en français (à côté de tous les autres «prix scientifiques»), et peut-être une vocation.
Une vocation qui trouva modèle dans la famille même.
Et j'eus aussi mon premier diplôme, le «Certificat d'Etudes Secondaires» que l'on s'empressa à la maison de coller sur un carton, d'encadrer et d'exposer dans la salle de séjour à mon retour en vacances à Dakar.
A l'entrée en 6ie, quatre ans plus tôt, il n'y avait pas eu que des livres neufs dans les fournitures scolaires. Parmi ceux que je reçus (reliquat du Cours Secondaire) il y avait un vieux livre qui portait sur la page de garde :

«Comme Paris est au Roi
Ce livre est à moi
Si tenté du Démon
Tu dérobes ce livre
Apprends que tout fripon
Est indigne de vivre.»

Et j'avais appris ainsi qu'il y avait une différence entre vers et récitations. Ce que m'avait confirmé Amadou Lo Fara Birame, un ancien qui allait bifurquer avant d'autres vers l'Ecole de Médecine de Dakar, en rimaillant à mes côtés un soir à la salle d'études :

Morne, Maussade et sombre,
Huit heures le dortoir est dans la pénombre
On entend un bruit de moteur,
Qu'est-ce ? C'est Monsieur le Noteur.

Ce n'était pas fort, assurément. Mais pour moi ç'avait été l'étincelle.
Et certaines camarades reçurent par la suite des déclarations plus ou moins bien rimées dans le style des cartes postales d'alors.

5

Il fallait quand même rentrer en vacances. Et plus d'un d'entre nous arrivait en gare de Dakar à la mi-juillet, l'estomac barbouillé à cause des mangues achetées aux arrêts du train à partir de « Tivaouane-septième gare, ville sans soleil ».

Ma mère rattrapait alors certains soirs le temps qu'elle pouvait pour m'ouvrir au monde, en me « ramenant aux origines», aidée en cela par le vieux griot Guéwel MBaye, généalogiste-historien de la famille venu chaque année de son NDiambour natal. Je traversais aussi la rue pour écou­ter le « premier voisin », le diseur Matabara Massamba Ali MBaille, « écrivain-dactylographe de l'Intendance des Troupes du Groupe de l'A.O.F » (comme il se présenta un jour de 14 Juillet devant la tribune officiel au Gouverneur Général Angoulvent, avant de chanter les louanges du chef de la Fédération).

A mon premier retour, ma mère m'avait appelé un matin dans sa chambre, elle m'avait fait ôter ma chemise, avait tâté mes seins durcis. Le soir de ce jour-là elle m'avait dou­ché avec une bouilloire dans une grande cuvette avec je ne sais quelle eau lustrale.

Dès nos premières vacances en 1921, Hamid Camara et moi avions été embauchés comme commis-garçons de courses à la C.F.A.O., où le père de Hamid, Marne Less, était l'employé le plus ancien et le plus influent. Le comptable était Pathé Fall qui avait épousé, après ma demi-sœur Maria Diop, la sœur de Hamid, Oumi Camara. Nous plai­gnions nos deux sœurs, car notre beau-frère, sans doute à force de manipuler l'argent de la Compagnie Française, était d'une pingrerie à nulle autre pareille. Il fallait lui remettre le dernier sou restant d'une commission de cinq francs.

Maintenant que nous sommes tous deux grands-pères, nous nous plaisons, Hamid et moi, à nous souvenir que les soirs de Réveillon il coupait les bougies en quatre pour nous en offrir un bout en cadeau pour notre fanal.

Nous sillonnions de plus belle nos rues de Dakar après les neuf mois de Saint-Louis. Parfois tous les deux seuls, jusqu'au boulevard de la Défense, à la Pointe de Dakar, où nous fûmes chassés un après-midi d'un jardin où nous gaulions des jujubes, par le tonitruant «Fou mal kala » (Fous-moi le camp de là) d'un irascible vieux gardien.

Ce qui m'attache à Hamid Camara est au-dessus de nous, mystique. Un soir de vacances en 1921, j'allais le chercher chez lui pour nos déambulations nocturnes qui nous étaient enfin permises et qui se terminaient la plupart du temps place Protêt dans la touffeur de l'hivernage. Il n'était pas à la maison, rue Raffenel. Je descendis vers la rue de Graimmont. Juste à l'angle des deux rues, je le trouvai appuyé contre un pylône électrique, les yeux fixant une étoile, le visage inondé de larmes dont il m'avoua ignorer la cause. Je sus, le lendemain, qu'après m'avoir quitté à la fin d'une promenade écourtée, sans avoir pu me dire pourquoi il avait pleuré, il était parti au bord de la mer à l'endroit où nous avions failli nous noyer tous les deux naguère. Et ce même jour arrivait de Djeddah un télégramme annonçant la mort à La Mecque de son père, à l'heure même où la veille Hamid pleurait sans raison contre le pylône de la rue de Grammont.

A la fin des vacances, Hamid n'avait pas voulu retourner au Lycée. « Apprendre ! Apprendre ? Jusqu'à quand ? » me demandait-il. « Je vais travailler. » Et il s'en fut travailler. Cela ne lui a pas mal réussi. Et il n'a pas oublié tout ce qu'ila appris au Lycée Faidherbe. Il récite à ses enfants, qui sont à l'Université, du Gœtthe et la Lorelei, et leur décline le verbe allemand le plus incongru traduit en wolof, le verbe faire : Tun, tat (cul, fesse).

Aux vacances de 1922, je fus employé aux Travaux Publics comme gratte-papier. Aux vacances suivantes, avec Gamby Coulbary nous avons travaillé au Palais de Justice où son grand-père était interprète. En 1924, Massyla, mon frère, m'avait pris avec lui à la Société du Haut-Ogoué, boulevard Pinet-Laprade.

Un soir que j'étais dans notre chambre avec Gamby et Assane Sow, élève de Blanchot, une servante de la deuxième maison du boulevard National vint dire à mes amis que ma mère avait besoin d'eux. Mes amis partis, elle ferma la porte et me fit «perdre mon innocence ». Le lendemain soir, je ne sortis pas avec mes camarades et la traquai vainement dans la deuxième maison. Elle avait fait son devoir et nous en restâmes là.

Nos amies d'enfance étaient déjà trop grandes pour nous et étaient courtisées par nos aînés et nos oncles, fonction­naires et employés de commerce bien établis.

En 1925, Gamby et moi fûmes embauches à la Mairie de Dakar. Gamby au Bureau militaire avec comme patron l'Officier de la Marine Marchande Henri Gomis, revenu de la guerre avec les jambes en moins. Je fus d'abord à l'Etat-Civil, puis au Secrétariat particulier de M. Xicou, où j'appris à taper à la machine avec Madame Chauchard, que je devais retrouver vingt-cinq ans plus tard en compagnie de mon Inspecteur-Général Louis Viard à Bobo-Dioulasso, où son mari était Trésorier-Payeur Général et où je lui avouai enfin, devant son mari d'ailleurs, l'attrait de ses lèvres, deux vraies cerises, pour l'adolescent de la Mairie. Le vrai maître de la Mairie était alors M. Nicou, Secré­taire Général, chez qui je déjeunerai trente ans plus tard à La Varenne en compagnie de sa fille Geneviève Duchemin.

Les adjoints de Blaise Diagne, alors Maire, toujours àParis, étaient Sergent, Ambroise Mendy et Michel Sangué

Parmi les employés blancs il y avait Marcaggi qui avait voulu m'apprendre à jouer du saxophone. Mais, comme je l'ai déjà dit, je n'étais pas doué pour la musique. Et déjà j'aimais trop la danse pour pouvoir rester à l'orchestre.

Des 750 francs que nous touchions en fin de mois (une somme, quand je pense que presque dix ans après, Docteur-Vétérinaire, Vétérinaire-Adjoint stagiaire du cadre général de l'Elevage et des Industries animales des Colonies, je débuterai à 1 382 francs, même pas le double !) nous dis­trayions chacun 50 francs pour aller directement à la Pâtis­serie Murât nous fournir en gâteaux (à dix sous pièce) que nous revenions manger dans le jardin de la Mairie près de la statue « Le Bandeau d'Amour » d'un Libérien, Brown. Nous remettions le reste de la solde à François Coulbary qui se chargeait de régler nos bons place Kermel au Maga­sin d'habillement Maurel Frères. Car nous allions bientôt forcer les portes des «lieux de plaisir», dancings et res­taurants réservés jusque-là aux Européens : Moulin Rouge, Café du Palais, Hôtel Métropole, Café Central. Nous étions quatre : Gamby, Turbet Sow, Gaudens (un Ivoirien) et moi.

Et passèrent tantôt lents, tantôt furtifs mais indélébiles, les heures, les jours, les mois, les ans où alternaient classes et vacances, vacances et classes que reliait le rythme du chemin de fer Dakar-Saint-Louis que nous avions rebap­tisé, wolofisé, sur ses initiales D.S.L. : Damel Samba Laobé.

Et l'équipe aux retours de vacances s'amenuisait. Alassane Guèye était mort, Turbet Sow était resté travailler dans une banque avant de partir en Côte-d'Ivoire où il mourra après avoir été un des premiers compagnons de lutte de Houpliouët-Boigny en 1946-47. Gamby s'engagera dans l'armée et sera Secrétaire à l'Etat-Major avant d'aller en France. Lamine Cissé et NDiaga NDoye iront à l'Ecole de Médecine de Dakar. Ousmane Touré se fera employé de commerce.

Je m'en retournerai en 1926 tout seul de ceux de 1921 à Saint-Louis qu'avaient quitté, entre autres, Abdoulaye Soumaré, Amadou Full, Alexandre Kâ et Alé Sène pour l'armée, Croizier de Lacvivier el François Moïse Simon pour le Lycée de Toulouse, Djim Momar Guèye pour le Cours Secondaire de Dakar.

Je retrouvais aux vacances mes deux grands-frères (Alioune était parti en Côte d'Ivoire), Youssouplia qui ter­minait ses études à l'Ecole de Médecine, et Massyla qui, rentré de Guinée, fondait un journal politique, Le Sénégal Moderne, puis La Revue Africaine Artistique et Littéraire avec Marcel Sableau ; celui-ci avait écrit un roman, Le Charme de sentir, dont l'action se passait à Gorée. Marcel Sableau fut ainsi le troisième écrivain que je voyais en personne, car Massyla publiait dans sa revue son roman La Sénégalaise et des sonnets, dont Thiaga. Le manuscrit Le Chemin du salut emprunté sur son bureau dans la maison grand-maternelle du boulevard de la République fut mon «Buisson ardent».

Youssoupha, aux vacances de 1923, avait fêté la sortie de la première promotion de l'Ecole de Médecine, dont il était le major, par un bal à la maison. Notre mère était alors à Saint-Louis. L'hôtesse était une de nos cousines qu'il pensait épouser. Mais elle était catholique. Elle se conver­tira d'ailleurs à la religion musulmane pour épouser un commerçant ; elle sera Hadjaratou et même « Cheikh » de je ne sais quelle secte. Mais ce sera trop tard pour mon frère qui choisira en quelque sorte l'exil après l'opposition de notre mère qui lui expédiera une autre cousine comme épouse en Guinée.

Nous les jeunes, nous nous initiâmes à ce bal, au tango, au quadrille des lanciers et autres fox-trots en plus du goumbé. Et Gamby n'arrêtera plus de danser le restant de sa vie. Au Moulin Rouge, au Palais, au Métropole à Dakar. Et nos retrouvailles en 1933 à Paris se feront à la Cabane Cubaine, rue Fontaine.

Youssoupha m'aura appris aussi, à propos de la Chro­nique du Badibou, qu'avant Cheikh Bamba, le fondateur du Mouridisme, le premier exilé sénégalais avait été BiraneCissé, un des lieutenants de Maba Diakhou, ficelé sur une civière portée par des tirailleurs et embarqué à Latmingué. Le port de Kaolack n'existait pas encore. Ceci lui avait été raconté à Louga par NDongo Kouma NGaye, fils de Koumba NGaye-NGaye, fille aînée du roi Damel Samba Laobé. Le vieillard de 85 ans avait assisté à la scène à l'âge de neuf ans et avait entendu «le mort parler aux tirailleurs». Le petit-fils de Damel Samba Laobé lui avait appris aussi que le Sage Kotje Barma était mort à l'âge de 85 ans au village de Tjaytou, capitale-pèye des Dorobés dont nous sommes.

Youssoupha, qui respectait les Anciens comme les Moder­nes, ne prit jamais parti dans leur vieille querelle, citant les uns comme les autres. Et après Ambroise Paré, un de ses maîtres, il me découvrit le léger et profond Musset. Grâce à lui « Racine rencontrant Shakespeare... s'endor­mait près de Boileau » sur la table de nuit qui supportait la veilleuse du dortoir au Lycée entre le lit de François Moïse Simon et le mien.

A la faible lueur de cette lampe à pétrole au réservoir en verre, j'ai lu des nuits entières, fait tous mes devoirs, appris toutes mes leçons, consacrant la plupart des heures diurnes à la lecture de ce qui n'était pas au programme. Et depuis ces années du Lycée, je me réveille au bout de trois heures de sommeil, n'importe l'instant de la nuit auquel je me couche et n'importe où. Je serai toujours le bourreau de ceux avec qui je partagerai ma chambre : mes camarades de «piaule» à l'Ecole Vétérinaire de Toulouse ; ma femme (même en tournées de brousse où nous couche­rons souvent à la belle étoile) ; mes compagnons de voyage de l'Institut des Hautes Etudes de Défense Nationale.

Je trouvais pâture pour ma faim inconsciente de l'image jusque dans les petites feuilles politiques quelquefois, comme le journal dakarois du mulâtre Gaston Saucet, dont me reste cinquante ans après cette pochade :

« Sur la ville tombait le soir

et dans sa boutique en raclant

Ma peau moite de son rasoir

L'Homme parlait farouchement :

«Ma foi il va bien le voir

« Qu'on ne m'attaque impunément.

« Eh bien ! Œil pour œil, dent pour dent !

« Je m'en vais cribler cette engeance

« De mille flèches jusqu'au sang

« Terrible sera ma vengeance ! »

Et sur ma tête en discourant

L'homme brandissait son rasoir...

Je me suis enfui dans le soir. »

Faute du lutin, j'appris « le vieux français » et me nourris de Villon, des «Grands Rhétoriqueurs », de Charles d'Or­léans, de Christine de Pise, de Molinet qui

« ... n'est sans bruit ni sans nom, non !

Il a son son, et comme tu vois, voix

Son doux plaid plaît mieux que ne fait ton ton. »

A Saint-Louis j'avais obtenu du Surveillant-Général Lapeyre l'autorisation d'aller aux heures creuses à la Bibliothèque officielle où sévissait une vieille mulâtresse, Mademoiselle Mac Namara, que chahutaient les enfants qui l'appelaient «Bopou Tjoye — Tête de Perroquet». J'étais dans ses bonnes grâces, pour ma part.

A la Mairie de Dakar pendant les vacances, j'avais à moi tout seul la Bibliothèque dont je dévorais livres et revues. D'immenses, d'épaisses revues richement reliées. Dans l'une, Edouard Herriot, jeune député, citait Musset et chantait en pleine tribune de la Chambre des Députés, comme Furtunio :

« Si vous croyez que je vais dire

Qui j'ose aimer... »

Lisant « tout le programme » et ce qui n'était pas duprogramme, tout ce qui était permis, cl ce qui ne l'était pas, parfois et même souvent, Zola, Zévaco, Zamacois, je finis (et commençai) par faire la connaissance des premiers africanistes, Delafosse, Ch. Monteil et Georges Hardy, qu'enfant, je voyais, la barbe bien taillée, descendant haut perché sur sa bicyclette le boulevard National devant notre maison. Georges Hardy n'est mort qu'en 1972 alors que je le voyais depuis longtemps au Panthéon des africanistes.

Je revenais ainsi par le chemin de certaines lectures à mes maîtres familiaux, à notre histoire, aux dits de nos griots.

Et voici que marchait à côté de ceux-ci le dernier de nos maîtres-mainteneurs, Amadou NDiaye Duguay-Clédor, refaisant l'épopée sénégalaise avec des mots de France, assemblés en des phrases qui sonnaient en wolof de diseur : « Guilé ! Guilé ! A ce seul nom se dresse de fierté tout Djoloff-djoloff !»...« Comme Napoléon à Waterloo, sur la route de MBoyenane ! »...

C'est à Djim Momar Guèye, qui avait quitté le Lycée Faidherbe pour le Cours Secondaire de Dakar, que furent confiées les premières « inévitables peines » de l'adolescent à qui son frère avait fait découvrir Rola et Namouna et qui écoutait toujours Musset déclarer...

« Celui qui ne sait pas quand la brise étouffée

Souffle... son long et tendre chagrin

Sortir seul au hasard et chantant un refrain

Plus fou qu'Ophélia de romarin coiffée,

Plus étourdi qu'un page amoureux d'une fée...

Que celui-là rature et barbouille à son aise

II peut tant qu'il voudra rimer à tour de bras,

Ravauder l'oripeau qu'on appelle antithèse

Et s'en aller ainsi jusqu'au Père-Lachaise,

Traînant à ses talons tous les sots d'ici-bas

Grand homme si tu veux, mais poète, nonpas ! »

C'est à Djim, qui roulait déjà voiture, que furent envoyés les échos des résonances de mes lectures des africanistes, les Réminiscences.

La veille de l'examen du « Brevet de Capacité colonial » («équivalent du Baccalauréat») Bouna Kane qui faisait A (Latin-Grec), et qui avait sauté la classe de seconde, voyant arriver Jeanne Hantz, la plus jolie condisciple de tout le Lycée, dans une robe imprimée d'immenses fleurs et de rutilants aras s'était écrié : « On dirait une page de Cha­teaubriand !». Le troisième sujet du «Bac» était le sui­vant : «On dit de certains écrivains qu'ils sont des poètes en prose. Qu'entendez-vous par là ? Donnez des exemples. » C'est celui-là que je choisis. Et la robe de Jeanne Hantz passa dans ma dissertation. Mais aussi l'affirmation du vieil Hugo, glanée de fraîche date, que

« Le poète en prose, en vers est prophète. »

Car j'étais déjà « l'enfant sage », « le nègre fou » de Ver­laine, qui n'avait pas «inventé mais découvert» la rime depuis les assonances de l'école coranique.

A l'oral, l'examinateur pour les Maths était René Guillot qui sera, quelque temps après, africaniste, conteur et romancier. Il m'avait menacé d'un zéro pointé parce que je lui avais demandé de préciser l'énoncé de la question qu'il me posait. Il en avait été de même en Histoire avec Rousseau qui m'avait demandé de lui parler de la « Ques­tion d'Orient», et à qui j'avais fait remarquer qu'elle était bien vaste. «Comment, bien vaste ?» — « Elle commence depuis la Belle Hélène.»

Avant le Baccalauréat, il y avait eu le Concours général auquel Madame Rousseau avait voulu me présenter en Mathématiques et M. Demay en français. Mais j'avais dépassé l'âge. Et j'allai passer le Conseil de Révision.

En rentrant de la Mairie, après un détour au Café Rey où j'avais trouvé, entre autres, deux «grands frères», Babacar et Auguste Diop, qui m'initiaient à la belote, onme remit au Lycée ma copie d'un devoir de Maths, un problème d'algèbre dont j'étais le seul à avoir trouvé la solution exacte. X = O, après cinq pages d'opérations. Notre professeur était alors un jeune employé de commerce de Maurel et Prom, M. Fons.

Bon, donc, en Mathématiques et mordant aux sciences, notamment en Chimie, je fis cependant Philo. Parce que, uniquement, le Proviseur m'avait accueilli ce matin de rentrée par une question qui semblait une injonction :

« Birago, vous faites Math-Elém naturellement ? » Et que le « Non, je fais Philo » qui m'avait échappé, l'avait fait bondir de son fauteuil, taper sur son bureau et me mettre à la porte, le bras tendu, avec un « Foutez-moi le camp ! » furieux.

En Philo, le « Père Bertrand nous lisait le plus souvent ses leçons dans les livres et il ne me souvient presque plus rien par exemple de « l'Argument de Saint-Anselme ». Mais Truxillo nous avait prévenus depuis longtemps que l'on ne faisait de la Philosophie que longtemps après avoir «  fait Philo ».

En fin d'année je fus félicité dans les escaliers par l'exa­minateur, M. Rèmondet, venu de Dakar, parce que «j'avais tangente l'échec », j'avais eu 11/20. Mon sujet de Philo était « l'Instinct et l'Intelligence ». J'avais eu sûrement la chance d'avoir acquis de l'une et conservé un peu de l'autre.

6

Bachelier complet, j'écourtai mes vacances de jeune homme à Dakar et retournai à Saint-Louis chercher une bourse d'Etudes pour la France. Ce fut un fascicule de mobilisation que j'y reçus après deux mois de vaines démarches. Mon sursis était expiré. Je repartis de Saint-Louis le 20 novembre 1927 pour le 6e B.A.C. de Dakar où je fus incorporé, à l'insu de mes parents qui me verront réapparaître à la maison, après les trois premiers jours de consigne des vaccinations obligatoires, alors que l'on me croyait toujours à Saint-Louis.
Je fis mes classes d'apprenti canonnier de 2e classe et reçus même une belle ruade à la cuisse gauche en pansant un cheval. Mes classes durèrent quarante jours, pas un de plus.
Je voulais faire des études de Médecine, mais en France, puisque bachelier. Simple canonnier de 2e classe, j'obtins cependant une audience du Médecin-Général Directeur de la Santé de l'A.O.F., Frédéric Houillon, qui me fit passer à la Section des Infirmiers Coloniaux le 1er janvier 1928. C'était le meilleur début, m'avait-il affirmé.
Affecté hors cadre à l'Hôpital Colonial de Saint-Louis, je regagnai mon poste deux jours après en compagnie de Amadou Guèye Mixe.
Canonnier éphémère, soldat de fantaisie quant à la tenue, je fus un vrai infirmier militaire, qui puait même l'éther des pansements au nez des jeunes pensionnaires du Lycée à qui j'allais faire des visites à leurs récréations du crépuscule.
Je devins insensiblement un apprenti carabin, disséquant des tibias d'amputés gonflés d'éléphantiasis. Je me surpris un jour au lavabo de la salle d'opérations, sifflotant un air de tango avec un cadavre derrière moi sur le billard. J'étais presque mûr pour mon futur métier. Je commençais à manier dextrement la seringue quand je fus nommé Secrétaire à la Direction et Vaguemestre, ce qui me permettait de sortir quand l'envie m'en prenait.
A l'Hôpital servaient mes deux cousins médecins, camarades de promotion de Youssoiipha, Idrissa Bafhily et Doudou Coulbary et un de leurs cadets de l'Ecole de Médecine, Antoine d'Assomption, dahoméen. En ville j'avais retrouvé et trouvé des amis plus âgés, indulgents et généreux pour le jeune que j'étais. Babacar Diop, Auguste Diop, Barnabe Sow, maréchal des logis au camp des Spahis de la Pointe-Nord. Je n'avais pas de problèmes au café avec ces aînés et mon prêt de soldat de 2e classe se transformait en cigarettes Camel. Des amies aussi, charmantes, noires et blanches pour danser. Des métisses en tout petit nombre, car existaient encore en ce temps-là, bien que s'estompant, leurs préjugés de couleur, même envers leurs cousins.
Abdoulaye Sadji, qui était à Blanchot avec Ousmane Socé à cette époque, rappellera leur mentalité vingt-cinq ans plus tard dans son roman Nini. Mais nous, les lycéens dakarois, nous n'avions pas attendu, trois ans plus tôt, pour leur faire faire tapisserie aux bals. Gamby, Turbet Sow et moi qui étions les meilleurs danseurs n'avions comme cavalières que des noires, employées de bureaux, sages-femmes ou infirmières, Manon Coulibaly la plus âgée, Félicité Dia, Marie Claver, Jeanne et Sophie NDiaye, Adélaïde Gomis. Des mères signares s'en étaient plaintes d'ailleurs un jour auprès de Babacar Diop (qui leur vouera une faiblesse jamais démentie jusqu'à sa mort) parce que nous faisions danser aussi nos condisciples blanches du Lycée.
J'avais des «maîtres en esprit» aussi. Sacépé et Perin, des Travaux Publics, Spinelli, l'inspecteur Primaire, Louis Sankalé, du Trésor. La Symphonie, Société Artistique, battait un peu de l'aile, où se jouaient, avant, des pièces de théâtre classiques et modernes le dernier samedi du mois. Mais, chez Rey, un des trois cafés de la ville, on dansait tous les samedis soirs. Le Guignol de Sacépé et sa troupe y donnaient une Revue satirique mensuelle sur les cancans de Saint-Louis, et des opérettes de Paris, entre autres Phi-Phi. Je prêtai au Guignol ma voix à Khardiata dans les Aventures de Baye Daraw, une opérette en wolof de Louis Sankalé, où Mixe, le mari malheureux, se plaignait (sur l'air de Yes Sir that’s my Baby, un des premiers charlestons à la mode) :

Khardiata sa ma djabar
Daf ma beughe ver tji Ndar,
Na ma Baye Yalta moussal tji morne !
Daf ma soukhi na ganar,
Di ma khass ni golo nar
Bilahi amoul morome !

(Khardiata mon épouse
Veut m'exposer en plein Saint-Louis,
Que Dieu me protège contre elle !
Elle me plume comme un poulet
Me vilipende comme un singe rouge
Seigneur, elle n'a pas sa pareille !)

J'appris chez Rey le charleston et le black-bottom à plus d'une cavalière.
Je continuais à jouer au football avec l'équipe du «Grand Air». Ce qui me fit connaître pour la première fois la ville de Louga. C'est le seul sport qui m'a vraiment marqué. Et aujourd'hui encore je participe entièrement au jeu devant mon poste de télévision ou de radio, au détriment de mon rythme cardiaque, et même un jour, à Tunis, de celui de ma «dignité de diplomate». Ce qui m'a fait renoncer aux stades. Je n'avais pas oublié le chemin de la Bibliothèque officielle, toujours riche en publications récentes et livres vénérables. D'autant moins qu'elle était dans l'immeuble du Conseil Colonial dont je montais et descendais je ne sais combien de fois les escaliers à la poursuite d'une bourse d'Etudes Supérieures. Je hantais également les escaliers et les couloirs du Secrétariat Général du Gouvernement. C'est dans ces derniers que je reçus de l'Administrateur des Colonies, Négrier, le conseil que je suivis : obtenir de ma mère et de mes frères l'hypothèque de la maison familiale. Ce que firent les miens sans aucune difficulté à l'étude de Maître Gay, Notaire.
Je partis le 10 novembre 1928, en congé libérable, de Saint-Louis d'où j'emportais par-dessus mon bagage spirituel et mental et tous mes souvenirs de jeunesse, comme viatique, la dernière leçon de mon Professeur de Philosophie, le père Bertrand à qui j'étais allé faire mes adieux : «Surtout, Birago, ne jouez jamais au poker !» Et je n'ai jamais joué au poker. Je ne tarderai pas à saisir toute la portée du conseil de mon vieux maître, quand à l'Ecole Vétérinaire de Toulouse, boursier avec 250 francs par mois, je prêterai de l'argent à un camarade roumain qui, lui, touchait une mensualité de 3 000 francs et qui jouait au poker.
J'emportais aussi une lettre de recommandation de M. Perin, Directeur des Travaux Publics, pour M.. Estèbe, Vénérable de la Loge maçonnique de Toulouse. Quand j'arrivai en France je trouvai le destinataire absent et laissai la lettre au fond de ma cantine d'étudiant. Elle n'en sortira que dix ans après, à Koutiala, au Soudan, pour être ouverte et lue par Raymonde Schmoucki, la fille de Perin, mariée à un transporteur de San.. J'ai manqué ainsi me faire franc-maçon contrairement à ce que beaucoup de gens croiront de très bonne foi.
J'avais aussi une carte d'identité — profession : étudiant — avec la mention «Connu du Service de la Police», dont j'ignorais alors le sens équivoque. Elle avait été établie en belles rondes et signée par le Commissaire M. Brun, père de Robert qui sera un des plus jeunes résistants de France, fusillé pendant l'Occupation et dont une rue de Dakar porte le nom dans notre ex-quartier Tjerigne III.
Fin novembre, j'embarquai sur le paquebot Madona en 4e classe pour Marseille.
A l'escale de Casablanca, on débarquait alors en canot loin des quais en construction. La forte houle à l'aller, mais surtout la peur de manquer mon bateau à ce premier contact avec la terre marocaine, firent que je ne dépassai pas le buste de Dal Piaz, sur le chemin de la place de France et de la ville.
Il ne me reste pas d'impressions des heures où j'ai foulé à Marseille pour la première fois la terre de France dont je connaissais toute l'Histoire et toute la Géographie : chemins de fer, fleuves, rivières et canaux ; départements, préfectures et sous-préfectures par les livres de Maurette et Gallouédec, Ernest Lavisse, Isaac et Mallet et les cartes de Vidal-Lablache. Bien mieux que l'Histoire et la Géographie de l'Afrique Occidentale, que j'apprendrai aussi avant celle du Sénégal : physique, agricole ou démographique.
Ma première nuit de France je l'ai passée à Toulouse, car le soir même de mon débarquement j'étais dans la «Ville Rose » où Joseph Kâ était venu m'accueillir à la gare Matabiau pour m'emmener au 26 de la rue Saint-Rome dans sa chambre que nous partagerons au cours de l'année universitaire.
Le lendemain nous prîmes, mon jeune mentor et moi, le chemin de la Faculté des Sciences par la rue Saint-Rome, la place Esquirol, la rue d'Alsace, la rue Ozenne, les allées Saint-Michel, pour mes inscriptions au P.C.N. (Sciences Physiques, Chimiques, Naturelles), antichambre des études médicales. Mon retard n'était pas bien grand et Jo Kâ avait pris tous les premiers cours.
Sur le chemin du retour, Jo Kâ m'emmena au restaurant des Carmes où je pris des cachets (2 francs le repas) et où nous retrouvâmes notre ancien du Lycée Faidherbe, François Moïse Simon, qui était inscrit à la Faculté de Droit.
L'après-midi, de la rue Saint-Rome nous traversâmes la place du Capitole pour prendre ma carte à l'Association Générale des Etudiants de Toulouse, l'A.G.
Ma première soirée toulousaine se passa sur les allées Jean-Jaurès, où se tenait la Foire d'Hiver avec ses manèges et ses baraques de tombola, de tir (d'une autre ampleur que celle des baraques de mes jeunes années à Sandaga), son mur de la mort, sa Femme-à-barbe, ses lutteurs, ses ménageries. Ni le froid, ni la pluie ne me gâtèrent le spectacle, ni la foule qu'il fallait fendre, pour la première fois aussi dense et... rien que des blancs. C'était le cinéma en chair, en odeurs, en bruits, en musique.
Ainsi commença ma vie d'étudiant : Faculté, restaurant, A.G., d'abord. Puis nous dînions aux environs de 18 heures. Jo et moi, nous prenions un tramway rue d'Alsace ou place Esquirol jusqu'au terminus et revenions le plus souvent à pied sur les boulevards ou place Wilson. Il y avait en ce temps-là dans ce qui était le centre de Toulouse sept cinémas et théâtres, sans compter le Théâtre du Capitole et L'Oie du Capitole, le cabaret du chansonnier Dambrine. Au théâtre («Variétés» ou «Nouveautés») nous allions « au pourtour » dont le tarif était de 5 francs. Et bientôt venaient nous y rejoindre des condisciples de la Faculté, «toulousains de Toulouse», qui laissaient leurs parents aux fauteuils d'orchestre.
Nous nous fîmes embaucher un soir au Paramount comme «bruiteurs». C'était juste avant le cinéma parlant, dont les premiers films à Toulouse Turent Le Chanteur de Jazz avec Al Johnson et Parade d'Amour avec Maurice Chevalier et Janette Mac Donald.
Au P.C.N. nous avions un camarade, Armand de Bertrand-Pibrac, qui avait fini ses études de Droit et qui s'était inscrit à la Faculté des Sciences pour conserver sa place dans le Comité Directeur de l'A.G. et briguer la vice-présidence de l'Union des Etudiants de France. C'est de Bertrand-Pibrac qui nous emmena à «La Cigarette», rue Saint-Antoinc-du-T, et fit de nous deux des Etudiants d'Action Française, sans trop de peine d'ailleurs, car nos plus jolies condisciples de la Faculté faisaient partie des «Jeunes filles Royalistes». Je retrouverai plus tard, bien plus tard, dans les salons de l'Ambassade de France de la Marsa à Tunis, un de nos anciens de «La Cigarette», le Doyen Georges Vedel, qui me posera comme première question : «Et Kâ ? » Trente-quatre ans s'étaient passés et Jo Kâ était mort.
L'A.G. et « La Cigarette » nous dispensèrent certainement de la fréquentation des cafés à nos débuts à Toulouse. Le journal que je lisais le premier était L'Action Française, avant les quotidiens toulousains, La Dépêche, L'Expresse, Le Télégramme ; mes hebdomadaires, Le Canard Enchaîné, Candide et Grinqoire.
Jo Kâ avait consenti à partager sa chambre avec moi. Bien mieux : nous avions la même table de travail et le même lit. Nous couchâmes rarement ensemble dans ce lit, pourtant bien grand, que nous « bassinait » à la tombée de la nuit notre logeuse octogénaire, Madame Schuffer, avec un « moine ». Ce « moine », nous l'enlevions d'ailleurs quand nous repassions rue Saint-Rome avant d'aller au spectacle ou à l'A.G. (pour nous endurcir au froid !) à la grande désolation de la bonne dame compatissante. En rentrant plus ou moins tard, selon la soirée, parfois réduite à une simple promenade, nous nous mettions aussitôt moi au lit et Jo Kâ à la table. Je me réveillais et me levais pour travailler quand Jo venait se coucher pour dormir.
Nous ne manquâmes pas un seul jour de l'année universitaire, ni cours ni travaux pratiques à la Faculté, malgré les angines (que provoquaient et aggravaient, j'en fus convaincu au bout de quelques rechutes, les cache-nez et autres foulards dont on s'emmitouflait). Malgré aussi les engelures aux pieds que n'arrangeaient pas les pavés ronds de la Ville Rose et qu'entretenaient les guêtres-de-ville que nous portions alors. J'entendis pour la première fois parler « d'impasses » en matière de préparation d'interrogations et d'examens. Et je réappris à apprendre. Car l'année de service militaire à Saint-Louis m'avait rendu la reprise des études assez laborieuse. J'avais mis du temps à retrouver, lors des interrogations à la Faculté des allées Saint-Michel, ma « décontraction et ma désinvolture » du Lycée Faidherbe où j'allais aux compositions, et même à mes deux examens, comme aux classes de tous les jours.
Nous découvrîmes la campagne toulousaine, qui encerclait alors la ville, au cours des promenades d'herborisation dirigées par M. Morkcr, le chef de Travaux pratiques de Botanique (sosie en blanc de Biaise Diagne, y compris le chapeau melon) que je retrouverai parmi le corps professoral de l'Ecole Vétérinaire de Toulouse aux journées de juin 1963, trente-quatre ans après.
Les leçons de Physique du Professeur Gaussen me frappèrent moins que celles de Zoologie de M. Wendel qui comportaient des envolées plus nourries, évidemment, et des images quasi poétiques et rythmées. Et me revient en la mémoire la dernière phrase de son dernier cours de fin d'année : « Et l'Echidnée s'endort d'un sommeil hibernal».
Dans mon livret universitaire, intercalé encore dans mon livret militaire, je retrouve le certificat provisoire bleu fané « d' Etudes Physiques, Chimiques et Naturelles » qui me fut remis au guichet de la Faculté des Sciences le 19 juin 1929 et qui porte : « Avec 76 points. — Le minimum exigé est de 55 points — le maximum 110».
J'avais ainsi rempli une partie du contrat tacite passé avec ma famille.
Mais, tous calculs faits ensuite, il s'avéra que le montant du reste de l'hypothèque de la maison de la rue Raffenel (le n° 55) ne suffirait pas pour couvrir les cinq années d'Etudes de Médecine humaine après ce succès.
Le Gouvernement Général de l'A.O.F. ne donnait pas de bourses autres que pour les Ecoles Nationales Vétérinaires de France. Biaise Diagne m'en fit obtenir une.
Nos premières vacances se passèrent à la découverte de la banlieue toulousaine ; en parties de canotage « en Garonne » ; et à fréquenter les bals des Barrières et du Parc Toulousain. Contrairement aux matinées dansantes de l'A.G. et de «La Cigarette», nous essuyâmes maints refus à nos débuts à l'Eldorado où Jo Kâ, le plus audacieux de nous deux et le plus tenace, s'inclina un jour dix fois (j'avais bien compté) devant des cavalières qui déclinèrent les unes après les autres son invitation à danser. Le charleston était mort, et la biguine ne sera importée qu'avec la proche Exposition Coloniale de 1931. A Toulouse on faisait fi de l'exotisme et le seul nègre qui y était connu de tout le monde était le chasseur du Café Lafayette, Cheikh Sali dit Blanchette (mort des sévices subis pendant l'Occupation) qui avait succédé au « premier nègre de Toulouse », MBarrick Fall, dit Battling Siki, monté à Paris pour devenir champion de boxe.
Il y avait comme «vieux nègres», le Docteur David, Gouadeloupéen, qui avait servi à Rufisque et qui sera député de la Haute-Garonne, M. Pécarrère, mulâtre sénégalais, ancien Secrétaire Général de l'Administration coloniale et père de Georges qui venait en vacances de Bordeaux où il faisait Santé Militaire comme Victor Croizier de Lacvivier qui venait de Lyon. Il y avait aussi l'ancien Procureur Général Michas, frère du Pharmacien Michas de Dakar. Bien que métis du Sénégal, M. Michas n'était jamais venu au pays. Il nous emmena un soir écouter l'Opéra au théâtre du Capitole, avec son ancien boy devenu employé d'un magasin de fourrures de la rue d'Alsace, un Ivoirien, Augustin Kouamé, notre premier ami noir de Toulouse.
Nous fréquentions aussi, plus souvent qu'en période d'Etudes, la rue du Canal et les autres rues chaudes du centre de la ville.
Nous nous retrouvions avec François Simon et les jeunes lycéens, Coly et Mamadou Diallo, Papa Diouf Galandou, Jean-Pierre Corréa, pour des parties de belote au café ou dans notre chambre.
Il n'était pas question de rentrer en vacances au Sénégal. Il n'en sera d'ailleurs pas question avant la fin des Etudes pour les uns comme pour les autres.

7

Les vacances finirent. Et un soir d'octobre, en fin de mois, nous prîmes le train de Paris pour aller nous inscrire, Jo Kâ à la Faculté de Médecine, moi à l'Ecole Nationale Vétérinaire d'Alfort.

Arrivés à 7 h. du matin, je fus directement à Maisons-Alfort où l'on me fit savoir qu'il n'y avait plus de places d'internes à l'Ecole mais qu'il en restait quelques-unes à Lyon et à Toulouse. Or je tenais absolument à être «enfermé», comme naguère au Lycée Faidberbe. Je m'en fus au Ministère de l'Agriculture, rue de Varenne, où une dame rédactrice à qui je fis part de mon désir, me conseilla : «Suivez votre destin. Retournez à Toulouse d'où vous venez. » Je suivis son conseil (et mon destin), comme un an plus tôt j'avais suivi celui de M. Négrier.

Quand je revins à l'Ecole d'Alfort j'allai avec Abdoulaye Bâ et Georges Sanianem (qui avaient fait leur première année) au Petit-Pot, le café des élèves-vétérinaires, à la sortie du Pont de Charenton.. Jo Kâ nous y rejoignit à midi. Je lui fis part de ma situation. Après le déjeuner il repartit à Saint-Michel pour faire annuler son inscriplion et retirer son dossier. Nous nous étions donné rendez-vous à la gare d'Austerlitz pour le retour à Toulouse. Nous avions laissé nos deux cantines en consigne le matin.

A la nuit tombée j'arpentais tout le quai du train de Toulouse cherchant vainement et désespérément aux fenêtres de tous les wagons, même de première classe. Le train commençait à démarrer quand, le cœur gros, j'y montai. Dans le premier compartiment où je pénétrai, dormait Jo Kâ. Je m'assis en face de lui et me mis à pleurer. Je ne le réveillai qu'en gare d'Orléans, mes larmes taries. Jo, mon jeune ami, ne m'avait pas abandonné.

Mon premier séjour à Paris, avant tant d'autres, avait duré onze heures.

En octobre 1974, après onze ans d'absence, j'ai traversé Toulouse avant de reprendre l'avion du retour de vacances et de cure, pour jeter un coup d'œil sur ce qui restait encore de l'Ecole Vétérinaire (dont j'avais vu démolir déjà une partie) quarante-cinq ans après le premier jour où j'y étais entré : un pan de mur de la salle de consultations et d'opérations chirurgicales et le mur des étables de la clinique bovine qui longe les jardins de deux des trois maisons que j'avais habitées rue du 10 Avril. Le portail qui supportait le buste de Olivier de Serres, longtemps conservé, avait disparu.

A la descente du train qui me ramena en ce matin d'automne à la gare Matabiau après mon plus que bref séjour parisien et deux nuits consécutives en wagon, je n'avais eu à faire à pied que les quelque cent mètres du pavé qui longeait le canal du Midi et la vingtaine de mètres de la passerelle en bois qui enjambait la voie ferrée pour entrer à l'Ecole Nationale Vétérinaire pour quatre années d'internat.

Franchi le grand portail à double battant, après les deux loges de concierge, la première cour donnant sur la façade des bureaux de l'Administration au rez-de-chaussée avec l'entrée d'honneur et de la Bibliothèque à l'étage unique, était flanquée à droite des logements d'un surveillant et d'un professeur. A gauche des logements du Surveillant Général, de l'Econome et d'un autre surveillant, les locaux de l'Economat et de la lingerie que prolongeaient la cuisine et le réfectoire. Ce ne fut que plus tard, presqu'à la fin de mes études, qu'un jour j'avais compté les piliers (36, autant que le nombre des mois de scolarité) des quatre arcades de la cour principale qu'entouraient à gauche une salle d'études et le foyer des élèves ; par-devant, l'amphithéâtre de Physique-Chimie ; à droite l'amphithéâtre de Physiologie et une salle d'études. L'étage comprenait sur les trois côtés les chambres d'élèves, les « piaules ». Sur la troisième cour en forme d'U enserrant l'ensemble du bâtiment donnaient à gauche les écuries, le chenil et la chatterie, la salle de consultations des maladies parasitaires, le bureau du Professeur Martin et un laboratoire d'Histologie. En angle, le bureau du Professeur Darraspen, la salle de consultations médicales et l'amphithéâtre de Parasitologie. Un passage couvert menant à une quatrième cour où s'ouvraient la salle de dissection et l'amphithéâtre d'Anatomie et les bureaux du Professeur Marcel Petit et de son chef de travaux Armengaud. Adossés à ces bâtiments et donnant sur la troisième cour, la salle de consultations et d'opérations chirurgicales. A droite la maréchalerie, l'amphithéâtre de Médecine bovine et les bureaux des Professeurs Cuillé et Chelle. Et derrière ce corps de bâtiments, les étables. A gauche, dans la quatrième cour, se trouvaient l'amphithéâtre et le laboratoire de Microbiologie, le pavillon-bureau du Professeur de Maladies contagieuses Albert Daille. A droite, l'amphithéâtre de Zootechnie et les bureaux du Professeur Girard et de son chef de travaux Pierre Pons. Et l'on arrivait au jardin botanique aux multiples planches que piquaient les fiches d'identification dominées par le cheval de bronze de Frémiet.

Mon premier contact fut avec M. Dubuc, le secrétaire de l'Ecole, petit, élégant, presque précieux dans son affabilité. Puis avec le Surveillant Général M. Naud, encore plus petit sous son chapeau melon, l'allure d'un adjudant à la retraite, dont l'air bourru cachait mal l'amabilité. Avec le premier Surveillant, M. Jean Pradère, dont j'épouserai la nièce cinq ans plus tard.

Ensuite j'eus affaire à mes camarades de chambre. Un girondin de Langon, petit et râblé, au teint de métis, froid comme un Anglais, Pierre Andron ; et trois Français d'Algérie : Yvan Mougeot, de Tiaret, Lucien Courtès, d'Oran et Clovis Cassagne, de Tizi-Ouzou, qui s'appelaient eux-mêmes «bicots». Le terme «pied-noir» ne s'emploiera que bien plus tard.

La vraie entrée, pour moi comme pour mes camarades de promotion (nous étions quarante internes) en ce qui concernait les relations avec nos futurs condisciples eut lieu le lendemain à la réception des «Poulots», les nouveaux que nous étions, par les « Anciens » (élèves de 4 e année), les « Plumasseaux » (de 3 e) et les « Volailles » (de 2 e) au Café Faget, de l'autre côté du canal du Midi, face à la statue de Riquet, en haut des allées Jean-Jaurès. Réception qui avait commencé par la correction des devoirs que l'on nous avait donnés la veille, c'est-à-dire le jour même de notre arrivée. Le sujet de mon devoir était «Comment périt Staphylin dans les bras qui serrent de la Filaire cruelle ? » (Périslaphylin, Brachicère, Filaire cruelle). Je m'en sortis avec les honneurs par un poème dont il ne me reste pas un seul vers en mémoire.

Le Faget était l'annexe de l'Ecole pour les sorties en semaine après dîner jusqu'à 21 heures et les samedis toute la nuit. Les jeudis et dimanches, passé minuit, il fallait, pour rentrer, «faire le mur» hérissé de tessons de bouteilles et de ronces métalliques, sans être sûr qu'il n'y avait pas eu appel par le père Naud en cours de soirée. Ce qui m'arriva un mercredi soir (et faillit interrompre mes études vétérinaires à leur début) où le Surveillant Général, faisant sa ronde, avait trouvé sous mes draps le traversin, la guitare de Clovis Cassagne et une brosse (sensée remplacer mes cheveux), alors que le camarade Tupinier et moi étions au cours de danse Bénazet, près du Grand-Rond. Nous nous en tirâmes avec deux mois de privation de sortie au Conseil de discipline, où nous étions défendus par le père Lafont, le Professeur de Physiologie ami de la famille de la cavalière de Tupinier qui nous avait fait aller au bal.

Pour avoir ravi, deux ans plus tard, à Tupinier (je dansais mieux que lui) une autre cavalière (qui deviendra ma femme), au café Faget, je me battrai au jardin botanique de l'Ecole avec un autre condisciple Robert Petit. Jo Kâ rencontrera le même Robert Petit durant la guerre sur la place Protêt, à Dakar, déguisé en curé et fuyant vers l'Amérique du Sud après avoir échappé à la Gestapo et à la Police de Vichy. Il sera au cours de notre troisième année le plus acharné des élèves qui manifesteront contre André Tardieu, alors Ministre de l'Agriculture, venu visiter l'Ecole.

J'allais toujours à l'A.G. pour retrouver Jo Kâ, qui préparait le concours d'entrée à l'Ecole de Santé Militaire de Lyon, et qui avait quitté notre chambre de la rue Saint-Rome pour aller loger au Grand-Rond, tout près de la Faculté de Médecine. Je ne sentirai le poids de l'exil que quand Jo Kâ aura quitté Toulouse, où il reviendra d'ailleurs à toutes les vacances, petites et grandes. Et nous referons les bals et dancings avec plus de succès qu'à nos débuts toulousains. Le prestige de l'uniforme bleu de « Santard » y sera pour beaucoup, sans doute.

Au fil des mois, les soirs de nostalgie, « les heures mornes, maussades et sombres » se feront moins lourdes, grâce aux camarades de chambrée.

L'esprit des « Escholes », de l'internat, plus solide que la camaraderie de Faculté, tempérera l'esseulement moral, créera l'émulation, les affinités qui plus tard mueront en « amitiés d'hommes » quand arrivera l'année suivante avec Roger Louf de ma promotion, René Florio de Grenoble. Roger Louf, dit Blondy, venu du Nord lointain, de Marcq-en-Barœul, tout petit pour un enfant des environs de Lille, mourra Vétérinaire-Général. René Florio, à peine plus grand que Blondy, brun comme un descendant d'Italiens, conservera sa chaire de Pathologie Médicale de Toulouse, après avoir été Directeur des Ecoles à Lyon et à Toulouse. Tous les deux taquinaient aussi la Muse. Blondy dirigera à Compiègne Le Bulletin de 16 e Promotion E.O.R. de La Revue Trait-d'Union. René Florio dirigera La Revue de Médecine Vétérinaire de Toulouse, publiera un « livre de raison » Et Dieu créa le Professeur, il sera membre de l'Académie Vétérinaire et Membre Correspondant de l'Académie de Médecine.

En attendant, L'Echo des Etudiants de l'A.G. de Toulouse accueillait notre prose et nos vers. J'y publierai La Sortie manquée, un conte de Noël et des poèmes, La Rumba et Rêve d'Avril, signés Max. Ce prénom d'emprunt me venait du Lycée Faidherbe où nous étions « Trois frères » férus de romans de cape et d'épée et nous nous appelions, tout simplement de Bucequin, Xavier (Amadou Camara), Felz (Turbet Sow) et Max.

Les mois, les années passeront. Après L'Automne des vacances et des rentrées dont on ne sentira qu'avec l'âge la douceur et les charmes à la campagne que je découvrirai plus tard loin de la ville, la Fin d'Année, faisait ressentir L'Abandon ; le Renouveau du Printemps avait fait naître d'autres Leurres toujours teintes de Tristesse.

L'été et le « soleil d'or » adoucissaient Les Yeux secs, effaçaient la Morbidesse et engendraient un peu de Sagesse.

La nouvelle de la mort de mon frère Massyla me mettra dans une sorte d'état second d'où naîtront les Décalques.

L'appréhension des premiers mois du P.C.N. n'était plus qu'un souvenir quant à mes études. J'avais retrouvé l'ambiance et le rythme de travail de l'internat et mes nuits blanches habituelles, à la grande fureur de mes compagnons de «piaule» que réveillait ou empêchait de dormir la lueur plus ou moins bien camouflée de ma bougie-veilleuse, souvent déquillée par le soulier bien ajusté d'Yvan Mougeot (qui se fera heureusement externe au bout de deux ans) au risque de mettre le feu à mon lit.

Ce petit incendie je l'eus d'ailleurs. On ignorait totalement le chauffage dans les chambres de l'Ecole Nationale Vétérinaire de Toulouse. Comme les autres, j'allais bien le soir à la Bibliothèque, mais c'était le plus souvent pour chauffer la brique qui me servait à « bassiner » mon lit. Le « moine » de notre vieille logeuse était bien loin. La brique, trop chaude ce soir-là, ou insuffisamment enveloppée dans une serviette, avait mis le feu aux draps après avoir brûlé la serviette. Ce fut Clovis Cassagne qui sentit le premier l'odeur de brûlé. L'eau qui éteignit mes draps était gelée sur le plancher le matin. Comme gelait le verre d'eau que je mettais dans mon armoire avant de me coucher. Comme gela un matin de Noël le Canal du Midi que nous traversâmes à pied, les quatre « Africains » de la chambre, en sortant de notre réveillon au Café du Dix Avril.

Les piaules étaient de vrais réfrigérateurs et j'avais fini par m'y aguerrir au froid. Mais il y eut beaucoup d'apprentis-vétérinaires qui ne terminèrent pas leurs études pour raison de santé.

Mon « sommeil rapide » était par contre apprécié par mes camarades de chambrée et d'autres chambres à la période des examens et des révisions. Je leur servais de réveille-matin à l'heure qu'ils m'indiquaient. Je tenais un vrai « carnet de bal » minuté.

8

Sur les leçons des bons maîtres qui m'ont appris mon art, ma science et mon métier, tranche encore l'empreinte d'Albert Daille, l'humaniste à l'allure distinguée qui nous tenait en cours quatre heures d'affilée. Il savait nous détendre par un bon mot, par ses remarques et ses citations littéraires et philosophiques, parfois par quelques gauloiseries, quand il sentait que noire attention se relâchait. Il revenait souvent à Maître Alcofribas Xasier, le solide Rabelais. Devenu député du Tarn-et-Garonne, il n'abandonnera pas sa chaire de Maladies contagieuses et de Microbiologie et fera la navette par le train deux fois par semaine entre le Palais Bourbon et l'Ecole. Albert Daille, si disert, si savant n'a pas laissé d'écrits. Au moment où j'achève ces lignes, arrive dans ma clinique (mars 1970) André Chantai, de la promotion avant la mienne, qui me rapporte cette séance d'examen avec Daille : Son camarade Maurice Drouillard, fin chanteur, bon pianiste, dandy artiste, apprenti-véto, séchait sur ses plaques en diagnose de microbiologie. Daille lui avait offert le marché : «Tu me chantes Ramona et je te donne la moyenne. » Maurice Drouillard chanta Ramona et eut sa moyenne.

Le Directeur de l'Ecole était M. Marcel Sendrail, Professeur de Chirurgie. Une grosse tête carrée de mathématicien couronnée de duvet blanc ; la moustache en brosse-neige absorbait ses grognements de jeune-vieillard. Les coudes au corps, il agitait ses bras trop courts comme s'il venait à l'instant de se laver les mains, et instinctivement vous regardait les vôtres pour voir si vous aviez des « ongles de chirurgien», c'est-à-dire rognés ras, et aussi si vous portiez une bague, ce qui était l'abomination de la désolation pour un apprenti-charcutard. Nous le déçûmes apparemment, Jean Ladrat, Roger Louf, André Saint-Martin et moi, le jour où allant lui annoncer la date du bal annuel de l'Ecole, nous ne réagîmes pas immédiatement à sa boutade : « Je n'y vois aucun inconvénient si ce n'est pour ce pauvre Louis XVI ! » De sa voix nasillarde et bougonne il nous avait congédiés moins qu'aimablement d'un : «Eh bien ! Allez faire votre bal. » Cette date c'était le 21 janvier 1932. Nous avions tous les quatre oublié notre Histoire de la Révolution. Et moi, en plus, le chemin de « La Cigarette » n'étant plus depuis longtemps Etudiant d'Action Française. Ce jour-là, j'avais réappris et n'oublierai jamais plus la dale de l'exécution de Louis Capet.

Le Chef de Travaux de Chirurgie, d'âge presque canonique, était M. Lasserre, dit « Cristi », parce qu'il réagissait toujours à une bourde d'élève ou à la ruade d'un cheval rétif, par l'exclamation «Cristi cosaque». Petit aussi comme son patron, sec et brun comme un pruneau de son Lot-et-Garonne natal, il masquait sous sa moustache d'encre noire tombante et son chapeau noir à large bord, un bon sourire plein d'indulgence et d'ironie.

Je garde du Professeur de Physiologie M. Lafont, le zozottement, la barbe et la moustache noires et bien fournies, le surnom de Kaïs (du nom du physiologiste qu'il citait souvent) et... la reconnaissance de m'avoir évité le renvoi de l'Ecole grâce à ses relations mondaines.

Par une sorte de mimétisme que je ne suis jamais arrivé à m'expliquer, j'avais parlé trois jours durant après ce bal du 21 janvier 1932, avec l'accent et les intonations de voix du Professeur de Chimie-Pharmacie, M. Hervieux, qui ne m'avait pas quitté de presque toute la soirée quand la musique s'arrêtait et qui me demandait : « Voyons, Diop, faites donc danser Poupoule ! » Poupoule, sa femme, n'était plus de première jeunesse, mais elle s'initia très vite et très bien à la biguine. Si en manipulations de Chimie quelques tubes à essais offraient un précipité «rosé couleur de cuisses de nymphe émue», d'autres exhalaient des odeurs qui avaient valu à notre professeur le surnom de Fécès, mot qu'il prononçait avec plusieurs S.

Devenu fonctionnaire et rentrant en congé à Toulouse, ma première visite, le lendemain de mon arrivée, sera toujours pour l'Ecole Vétérinaire, à deux pas de mon appartement de la rue du 10 Avril. En entrant ce matin de mars 1942 chez le concierge, j'y avais trouvé un Monsieur qui ne s'était pas étonné outre mesure que je ne le reconnusse pas. C'était M. Ernest Darraspen (Bidasse pour une génération d'élèves), mon Professeur de Pathologie médicale, que j'avais quitté en 1937 à la fin de mon premier congé, court et bedonnant, avec son éternel chapeau feutre marron, la blouse et le tablier blancs, dans sa clinique. Il avait perdu en captivité et essayait de récupérer, m'avait-il dit, 35 kg. Bidasse était le vrai pipelet de l'Ecole. Il connaissait les potins sur tout un chacun, maîtres et élèves.

Aux années 30, Darraspen était le Sancho Pança de M. Lombard, dit Ficelle, le professeur d'Histopathologie, long et sec, que nous avions « allumé » d'un seau d'eau par inadvertance du haut d'une piaule à la place d'un camarade, le jour où il était venu de Lyon dans son bel habit queue-de-pie passer son agrégation. Et nous n'en menâmes pas large, l'année suivante, aux premiers examens passés avec lui. Mais s'il fut sévère et colla quelques-uns d'entre nous, ce fut sans rancune.

M. Marcel Petit, le professeur d'Anatomie, portait bien son nom pour sa taille et sa carrure. Le verbe aussi sec que les traits de son visage et les coups de craie essentiels qu'il dessinait au tableau noir, d'un geste vif et sans retouches, concluant sur les croquis d'un tibia ou d'un humérus : «Le reste, pas d'importance, je laisse tomber ! » II conseillait à nos condisciples d'Europe Centrale, qui suivaient les cours avec un dictionnaire français-bulgare ou roumain a portée des yeux : « Prenez une poule. Vous apprendrez plus vite le français. » Ruth Dassewska, qui fut l'une des deux premières jeunes filles élèves des Ecoles Vétérinaires (l'autre était Mademoiselle Miquel à Alfort), n'avait pas besoin, elle, de prendre « un coq » pour parler français, quoique polonaise et apatride. Elle quittera Toulouse pour aller terminer ses études en Italie.

En Zootechnie, nous avions moins souvent affaire au Professeur M. Girard, vieux et malade, qu'à son chef de Travaux, M. Pierre Pons, qui fut le seul enseignant avec qui je n'eus jamais d'atomes crochus. Ancien champion de rugby, il enfermait dans un gigantesque coffre d'athlète une voix fluette qui surprenait, mais que j'entendis fort bien quand il demanda à mon voisin de banc, Yvan Mougeot, en haut de l'amphithéâtre où je somnolais après les haricots du déjeuner d'un vendredi : « Réveillez votre camarade foncé qui dort. » Quand il sera directeur de l'Ecole et que je serai fonctionnaire en congé, je le saluerai en le croisant au portail ; et nous nous parlerons aux journées vétérinaires de juin 1963 quelques instants.

Sans du tout savoir que je passerai les trois quarts de ma carrière de Vétérinaire colonial à faire des rapports après avoir « couru au cul des vaches » dans toute la zone soudano-sahélienne, je choisis, dès ma deuxième année, comme Patron, M. Chelle, le Chef de Travaux de Pathologie bovine dont le professeur était M. Cuillé. L'un et l'autre, de taille normale et sans signes particuliers, ils n'avaient pas de sobriquet. Ils étaient du type français moyen méridional et même presque sans accent. M. Chelle me faisait traduire des revues et des publications techniques anglaises. Je ferai avec lui ma thèse de Doctorat sur « le Looping-III et la Tremblante du mouton». Thèse qui me coûtera 800 francs à imprimer ; le même prix que le repas offert après la soutenance au restaurant Belossi sur les boulevards.

Je me fis un ami fidèle et dévoué parmi le personnel subalterne de l'Ecole, Gaston Cubaynes, aide-cuisinier, puis cuisinier, enfin concierge. Sa femme Céline me coudra mes boutons et repassera mes pantalons. A tous mes retours à Toulouse, Gaston transportera mes bagages avec sa brouette de la gare Raynal des marchandises à la rue du 10 Avril. Nous irons les voir chez eux à Pradines dans la banlieue de Cahors avec notre première voilure et nous sillonnerons avec eux le Gers et visiterons le Gouffre de Padirac. Leur fils Georges, licencié ès lettres, est journaliste à l'A.F.P. Leur petit-fils, Roger, est professeur agrégé.

Les débuts des vacances de l'été 1931, Jo Kâ et moi nous ne les passâmes pas à Toulouse. Il était parti pour Bordeaux chez des amis de sa famille, les Caminade. Moi qui avais refusé aux vacances précédentes les invitations de compatissants camarades de Bretagne, de Normandie et du Nord (parce que sur la foi de mes livres de géographie de naguère, il pleuvait toujours dans ces régions), j'allai à Bagnères-de-Bigorre, en compagnie de Paul Bellocq, avec Georges Vidal, dont un oncle, M. Dupré, était le concessionnaire de Citroën dans cette ville d'eaux. Je découvris les Pyrénées, dont je devinais de Toulouse la chaîne par temps bien clair, du Pont-Neuf.

M. Dupré nous avait logés, Bellocq et moi, à l'Hôtel-Restaurant Capdevielle dont le propriétaire, ancien sous-officier, ayant servi au 6 e R.A.C. à Dakar, me reçut avec un salut wolof impeccable. A ma grande surprise, car si au Sénégal il restait encore quelques employés de commerce, « mange-mil » ariégeois ou bordelais, parlant le wolof pur, c'était la première fois que j'entendais un ancien mililaire blanc s'exprimer dans la langue de Kotje Barma, noire Sage du Cayor.

Nous nous intégrâmes rapidement à la bande de jeunes amis de Georges Vidal dont l'un, Alquier, travaillait avec ses parents, gros marchands de vins. Nos journées furent vite tracées. Le matin et parfois tard dans l'après-midi nous livrions du vin aux auberges des villages et villes à travers la montagne en camionnette, cassant la croûte et déjeunant en route. Le soir nous allions au Casino. Nos cavalières étaient pour 1a plupart des jeunes Françaises d'Afrique du Nord dont les parents, d'origine corse ou espagnole, faisaient leur cure dans la station thermale. Je me fis rapidement professeur de biguine.

Au premier arrêt de notre première tournée sur la route du Tourmalet, j'eus l'un des plus grands chocs de ma vie devant une œuvre d'art. Ce fut dans le cloître du village de Campan à la vue du monument aux Morts : Une toute petite vieille femme ployant dans sa chape sous le chaperon, portant toutes les douleurs d'une mère dans un silence de bout du monde.

Mes premières et uniques vacances d'étudiant avaient duré un seul mois. Elles m'avaient marqué pour toujours. Des vers que j'écrivis à Bagnères-de-Bigorre il ne m'en souvient plus d'un, ni de l'Ode à la Vierge du Bédat, ni du sonnet pour Dosy Agostini et notre tango préféré Una Plégaria.

Je retournerai plus tard, bien plus tard, à Bagnères-de-Bigorre, faire ma cure, moi aussi, comme les parents de nos charmantes cavalières d'Oran. Je chercherai les lambeaux des fantômes des beaux jours accrochés aux flancs de ses montagnes en compagnie de mes petits-enfants et de leurs parents. Le charme renaîtra à chaque séjour. Et j'irai plus d'une fois saluer la Mère des Douleurs du cloître de Campan.

Je repris le service de vacances à la clinique de l'Ecole (où se regroupaient toutes les consultations de juillet à novembre), en remplacement des camarades qui préféraient nous payer 5 francs par jour que d'écourter ou couper leurs vacances. Car à Toulouse, du jour de l'An à la Saint-Sylvestre, les cliniques ne chômaient pas et formaient des praticiens, «les vétos», débourreurs de rectum et vêleurs de vaches, quand « les Docteurs » de Maisons-Alfort ne voyaient de chevaux qu'à Vaugirard et de bétail qu'à la Villette, et que « les Vétérinaires » de Lyon étaient des savants de Laboratoires. C'est ce que nous disions, pour nous venger sans doute, car pour le profane d'alors (et d'ailleurs que Toulouse et Lyon), tous les Docteurs-Vétérinaires sortaient de Maisons-Alfort, c'est-à-dire de Paris.

Aux vacances de 1932, je fis mes 28 jours de période de réserve à l'Hôpital Larret de Toulouse en vrai infirmier-militaire, la tenue avec le calot y compris. Maniant le balai et le faubert, vidant les crachoirs des malades tuberculeux. J'avais comme compagnon de chambrée M. Dupouy, le propriétaire du Restaurant des 3 Maréchaux, à Saint-Gaudens. Je lui avais promis une visite. Il m'avait promis un repas. Bien qu'habitant pendant mes congés à 18 km de Saint-Gaudens et y allant souvent, je n'ai jamais été aux 3 Maréchaux, n'étant pas par nature « porté sur les choses de gueules » ni amateur de restaurants, hostelleries ou gargotes.

Nous allions assidûment les dimanches en matinée danser à Bagatelle, au Pont de l'Hers. Ensuite écouter les orchestres des cafés des Boulevards, dont notre préféré était le Sion avec le chanteur Devalbret que nous suivîmes au Café Barrier. Au Sion apparaissait, grand seigneur, le Lieutenant de cavalerie Claude Potin, mulâtre de Saint-Louis, venant de Tarbes, qui sera Général de l'Armée sénégalaise et premier Grand-Chancelier de notre République.

Roger Louf, René Florio et moi, sortions « nos fiancées », qui, comme beaucoup de futures femmes de vétos de Toulouse, habitaient, jeunes filles, les quartiers autour de l'Ecole. Ce qui était plus commode pour les rendez-vous de 6 à 9 en semaine.

Et les quatre années ont vite passé, tous comptes faits, sans soucis majeurs ni pour ma santé ni pour mes études.

9

Tout frais « Docteur de la Faculté de Médecine et de l'Ecole Nationale Vétérinaire de Toulouse», je pris pour la deuxième fois, un soir de début novembre 1933, le train de Paris pour aller en stage à l'Institut de Médecine Vétérinaire Exotique, à Maisons-Alfort. Abdoulaye Bâ, revenu de Saint-Louis où il était allé en vacances et en convalescence, m'avait retenu une chambre à Saint-Mandé sur la lisière du Bois de Vincennes, à son hôtel, le Colonia-Hôtel, ainsi baptisé lors de l'Exposition Coloniale de 1931, en face du Zoo où je verrai, des fenêtres de ma chambre, monter au jour le jour le Rocher des Singes en béton armé.

Je retrouvai à l'Ecole d'AIfort, Amadou Camara en 4e année, Ousmane Socé Diop et Georges Bonneil en 3e avec Théo Niénat, et Karim Gaye et François Dieng, qui venaient d'arriver du Sénégal. Alexandre Kâ à la caserne de Clignancourt. Barnabe Sow en garnison à Vincennes habitait la rue du Chemin de Fer. Léopold Senghor était à la Cité Universitaire. Soulèye Diagne, ancien instituteur d'Aix-en-Provence, faisait son Droit et habitait rue Tournefort près du Panthéon. Jo Kâ viendra de Lyon aux vacances de fin d'année. Sanianem était reparti aussitôt diplômé.

Quand commencèrent les cours au Muséum d'Histoire Naturelle et au Jardin des Plantes nous passâmes le plus souvent la journée au Quartier Latin où je découvris la cuisine chinoise et ses soupières de riz blanc à discrétion au Tchou-Chen, près du Jardin de Cluny ; et pour 2,50 F le pilaf grec au restaurant Olympia, rue du Sommerard, angle Saint-Jacques.

Pensionnaire, Abdoulaye Bâ avait fait plus d'un soir « l'Ombi » (un trou dans le mur d'enceinte de l'Ecole) et connaissait des bals plus éloignés que ceux d'Alfortville, Saint-Maurice, Saint-Mandé ou Charenton. Nous allions les après-midi libres sur le boulevard des Italiens dans un café-restaurant où l'on dansait dès 11 heures du matin. Nous allâmes quelques soirs au bal Bullier.

J'avais lu naguère à Toulouse dans l'hebdomadaire Candide une nouvelle de Jean Marèze (le poète de Le Ciel est bleu, la Mer est verte, mort jeune) intitulée Peanut Vendor (Le Marchand de Cacahuètes), titre d'une des premières et des plus célèbres rumbas, dont l'action se passait à La Cabane Cubaine, une boîte de nuit de Montmartre. Nous ne fréquentâmes plus la nuit que ces lieux où l'on trouvait souvent Moïse Simons jouant à la demande ses œuvres à succès dont le Peanut Vendor et Martha. Y venaient également, aussi assidus que nous, le champion de boxe Al Brown et son inséparable ami, l'acteur cascadeur Roland Toutain, qui faisaient les clowns jusqu'au petit matin. Nous y attendions parfois le premier métro ou bien accompagnions Alexandre Kâ à pied jusqu'à Clignancourt. Quand nous ne rentrions «pas seuls», la course-taxi de la rue Fontaine à l'avenue Herbillon à Saint-Mandé revenait à 10 francs.

Ousmane Socé, qui venait quelquefois avec nous à La Cabane Cubaine, griffonnait à la sauvette des notes pour son prochain roman, Mirages de Paris, qu'il avait d'abord intitulé (déjà nourri de sa fraîche science) Panamile.

Nous participâmes tous à Alfort à la correction des épreuves de Karim.

Lorsque Léopold Senghor m'invita à déjeuner au restaurant de la Cité Universitaire, Boulevard Jourdan, je fus d'abord étonné par « le service aux plateaux » et ensuite par sa proposition d'entrer en contact avec des étudiants antillais. A Toulouse j'avais bien eu des camarades d'Ecole guadeloupéens (Georges Potriza, Marcel de Kermadec, Chalumeau), des relations de l'A.G. antillais et guyanais (Etzol, Cupidon, Chatinet, Liber, Hubert de Kermadec, Chéleux, Balley). Je connaissais René Judfard, beaucoup plus âgé que nous, le don-juan de la pluie Wilson, futur député de Guyane, dont Les Nuits de Cachiri paraîtront en même temps que mes Contes d'Amadou Koumba dans la collection de Damas, qui héritera son siège au Palais Bourbon après sa mort. J'avais eu comme maîtres au Lycée Fai-dlierbe Truxillo et Niénat. J'avais aussi participé à la liesse générale à Saint-Louis où mon futur patron, le Vétérinaire-Inspcctcur Général guadeloupéen Rémy Nainsouta, alors capitaine, avait cravaché en plein café de la Poste un officier français blanc qui appelait son chien « Biaise ! Ici Biaise ! ». Mais pour le bon Sénégalais que j'étais, Antillais et Guyanais étaient tous des Martiniquais, des « Maca-foutes » («je vais t'en f... »), des « Macatjembés» (« je te tiens bien, je te visse »), c'est-à-dire, commis, gradés, administrateurs ou douaniers, des suppôts du « colonialisme » (bien longtemps avant que le mot et ses dérivés ne fissent fortune vingt-cinq ans après).

Devant ma réticence, Senghor m'avait catéchisé de sa douce voix : « Vaye ! Birago, ils ont des raisons de nous en vouloir. Ce sont nos aïeuls qui ont vendu les leurs.» Il parla si bien que plusieurs des premières réunions d'où devait naître L'Etudiant Noir, des cendres de L'Etudiant Martiniquais, se tinrent dans la salle à manger de mon hôtel à Saint-Mandé.

Et je fis la connaissance de Léon-Gontran Damas (dont la sollicitude, l'amitié sans faille, l'humour solide, me seront si précieux), de Césaire, de Sainville. Ousmane Socé, revenant de la préparation militaire du jeudi, y paraissait en housseaux crottés, véritable cavalier Croquebol, avant de regagner Maisons-Alfort.

Nous ne parlions pas politique « chez moi », laissant cela, pour ma part, à des aînés sénégalais et soudanais engagés dans le communisme militant : François et Pierre MBaye Salzemann (plus tard Max Burty du journal L'A.O.F. de Lamine Guèye), Lamine Senghor, Faure, Thiémoko Garan Kouyaté. Et Barnabe Sow, Maréchal-des-Logis à Vincennes, venait souvent tenir compagnie pendant ce temps-là dans ma chambre à Abdoulaye Bâ (et à Jo Kâ en période de vacances) et à une bouteille de Négrita.

Un autre lieu de rencontre, de communion, où se retrouvaient Antillais, Guyanais, Sénégalais, était la demeure de Marthe Lamine Guèye, rue de Lourmel dans le 15e arrondissement, qu'illuminait la juvénile intelligence du fils adoptif de Maître Lamine Guèye, Jean-Pierre Corréa, « Tjampou », qui avait quitté le Lycée National de Toulouse pour la Faculté de Droit de Paris et qui mourra avant la fin de ses études, comme les deux frères Coly et Mamadou Diallo, ses condisciples.

Je fis entre autres la connaissance chez Marthe des demoiselles Nardal, Paulette et Jeanne, dont je lisais à Toulouse La Revue du Monde Noir, qui me confirmait dans ma quête de ce qu'il fallait empêcher de mourir, de ce qu'il fallait faire renaître, de ce qu'il importait de faire revivre. Ce pourquoi peut-être j'avais écrit à l'Ecole mon récit sur les dits et faits du plus célèbre des Sages du Sénégal, Kotje Barma ou les Toupets Apophtegmes que publiera L'Etudiant Noir.

Autour du riz-au-poisson du vendredi, « Birago était le seul dans l'orthodoxie gastronomique sénégalaise et négro-africaine » aux dires de Lamine Guèye, car je ne mangeais que du plat national sénégalais et sans pain. Pas de « hors d'œuvre ni de dessert». Rien avant, rien après. Car tout est déjà dans un vrai et bon Tjèb. En cela, comme en beaucoup d'autres choses, j'étais et demeurais traditionaliste.

Après mon savoir pour mon métier, dirai-je souvent (même Sacha Guilry et Le Canard Enchaîné étaient des connaissances depuis Saint-Louis) et quelques «raisons de mon cœur», je n'avais rien trouvé en France que je ne portais déjà et ne remportais aussi. Si ce n'est une épouse. Car j'avais décidé de me marier en France.

Mon grand frère Youssoupha avait vécu son drame et était parti pour son « exil volontaire » à l'époque même où j'empruntais le manuscrit de la nouvelle de Massyla Diop qui m'avait « éveillé ». Le sujet du Chemin du Salut portait déjà sur le tabou du couple mixte racial, plus fort sans doute que le tabou religieux dont avait pâti son jeune frère. « C'est l'histoire d'une marraine française de la Grande Guerre venue rejoindre à Dakar son filleul lébou. Arrivée à hauteur de la place Protêt où des employés et des ouvriers font leur prière de l'Izan après le travail, avant de rentrer chez eux dans les quartiers indigènes. Elle est aperçue et reconnue par un frère du tilleul qui avait vu plusieurs photos d'elle chez lui (Les femmes blanches ne couraient pas les rues de Dakar, ni la place Protêt au crépuscule en ce temps-là). Celui-ci n'hésite pas à interrompre sa prière, à quitter le rang des «orants», à abandonner Le Chemin du Salut pour aborder l'étrangère et lui dire que son frère était mort. Et la reconduire au bateau qui l'avait amenée.»

Inconsciemment j'étais décidé à ne pas me laisser faire «le coup de la cousine épouse désignée», en rentrant au pays. Blaise Diagne, député du Sénégal, Henri Gomis, ancien capitaine au long cours, Chef du Bureau militaire de la Mairie de Dakar, l'un catholique, l'autre franc-maçon sans doute, avaient épousé des blanches. Mais également le Commandant Abdel-Kader Mademba Sy, fils du Fama de Sansanding, musulman, en avait fait autant.

Par ailleurs Marie-Louise Paule Pradère avait rompu ses fiançailles dès que nous nous étions connus au bal du Faget . Et durant tout le stage à l'Exo, je repartirai de Paris toutes les fins de mois pour aller... me faire couper les cheveux à Toulouse. Bon prétexte assurément pour nos retrouvailles. Mais aussi parce que M. Solomiac, qui tenait boutique en face le grand portail du Lycée Gambetta, était un spécialiste de la toison des lycéens «pays-chauds», jeunes et moins jeunes. Et je retournerai chez lui me faire tondre ensuite à tous mes congés de fonctionnaire à Toulouse, fidèle client d'un quart de siècle. Je ne découvrirai les coiffeurs pour « têtes de nègres » à Paris qu'à l'Occupation en 1943.

Paule, dont la sœur aînée Berthe et la jeune sœur Héloïse (Zizi) étaient au courant de son flirt, ne fera part de son intention d'épouser un Sénégalais à sa mère, veuve de guerre depuis 1915, que la veille exactement du jour où un gendarme se présentera au 11 de la rue du 10 Avril pour une enquête de la Mairie, avant la publication des bans de notre mariage. Ma future belle-mère n'y verra aucun inconvénient. Les choses se fussent peut-être passées autrement et moins facilement s'il y avait eu encore un chef dans la famille Pradère. Encore le destin !

Le crépuscule du 6 février 1934 nous trouva, Abdoulaye Bâ et moi, à la bouche du métro Saint-Michel du côté des quais de la Seine. Nous entendant nous demander si nous irions place de la Concorde ou au Palais Bourbon, un agent de police qui passait nous conseilla gentiment de rentrer chez nous. Ce que nous fîmes et nous nous en trouvâmes bien, à la lecture de la presse du lendemain. C'était ma « première journée historique » à Paris. Et notre hôtel changea de nom ce jour-là pour s'appeler Concordia-Hôtel.

Mon stage à l'Exo se termina fin mars, après les examens, par une réception offerte par le Professeur Panisset, celui qui m'avait le plus intéressé par son allure et son enseignement avec le Professeur Bressou, parmi les Maîtres d'Alfort, du Muséum d'Histoire Naturelle et de l'Institut d'Agriculture de Nogent.

Mon diplôme de l'Institut de Médecine Vétérinaire Exotique en poche, je regagnai Toulouse une semaine après pour me marier le 5 avril 1934 avec comme témoin Georges Potriza, qui terminait sa quatrième année et qui nous avait offert tant de fois le thé et le « Ti punch » dans sa chambre du 28 de la rue Saint-Rome, mitoyenne de notre chambre du 26, à Jo Kâ et à moi, du temps du P.C.N. déjà si loin et pourtant si près.

Notre voyage de noces se fit à... Paris deux jours après. Et je retournai au Concordia-Hôtel avec ma femme. En allant à Alfort avec Abdoulaye Bâ voir les jeunes, nous avions rencontré devant le Petit-Pot, André Vallée, un camarade de promotion de l'Exo qui allait lui aussi se marier. André Vallée me remplacera à la tête de la Circonscription d'Elevage de Kayes au Soudan Français, trois ans plus tard, avant de laisser la place à Ousmane Socé Diop. Il sera ensuite adjoint du chef du Service Zootechnique à Bamako, servira à Gao avant de déserter la carrière coloniale pour l'Institut Pasteur de Paris. Il deviendra directeur de Service à Garches et aura, entre temps, acheté un appartement qui comprendra mon ancienne chambre du Concordia-Hôtel transformé en immeuble. Un matin à Paris, dix ans plus tard, je verrai Simone Vallée partir vers Sainte-Mère-L'Eglise pour constater les dégâts faits à sa maison natale par le débarquement du 6 Juin 1944, en Normandie, une semaine plus tôt.

Nous revînmes à Toulouse au bout de quinze jours de découvertes parisiennes pour ma femme.

10

J'attendis ma nomination de Vétérinaire-Inspecteur stagiaire qui me parvint dans les derniers jours de juillet, pour compter du 29 juin 1934.

Je retrouvai trois camarades de promotion dont deux nouveaux mariés, au Service Colonial, 2, rue Esprit-des-Lois à Bordeaux, pour les formalités de départ, les achats d'effets et d'équipements coloniaux, tenues kaki et blanches, casques, cantines et autres lits de brousse. Jean Audu, Sabin, moi et nos femmes embarquâmes avec Rapin, notre collègue de l'Exo, et un vieux vétérinaire, M. Diard (qui finissait sa carrière), sur le paquebot Amérique des Chargeurs Réunis, le 31 juillet 1934. Sur le bateau se trouvaient deux hauts fonctionnaires, le Gouverneur des Colonies Marches-sou et l'Administrateur en Chef Félix Eboué, des officiers de tous grades, des colonels aux lieutenants. Parmi les épouses de ces derniers, il me souviendra d'une, très timide, quand j'écrirai mon conte Les Mamelles, car à notre approche de Dakar, elle s'était moquée de la petitesse de mes « montagnes » natales.

Le dimanche matin, 5 août, L'Amérique lit escale à Madère.

Le viatique de l'Adminislration de Bordeaux avait été largement entamé et les ménages Sabin et Diop ne s'étaient pas inscrits pour l'excursion organisée. Nous étions descendus quand même à terre à la première heure pour nous dégourdir les jambes et voir un peu la ville basse. Nous fûmes abordés dès les premiers pas sur les quais par un monsieur qui nous proposa de nous faire visiter l'Ile pour... le plaisir de parler français avec nous. Le Senhor Robert Vera Cruez Marquez était un commerçant en vins qui avait longtemps vécu en France. Les bateaux français, nous expliqua-t-il, faisaient rarement escale à Madère, et pas du tout le dimanche, seul jour qu'il avait de libre après la messe.

Il héla un taxi et nous partîmes à travers l'Ile jusqu'à Funchal où Vera Cruez Marquez nous montra, entre autres curiosités, dans ce cadre splendide de la montagne, la Maison des Nouveaux Mariés, où sa jeune sœur avait passé sa lune de miel la semaine d'avant. Il ne nous laissa rien payer, ni les fleurs, ni les apéritifs, ni notre part du déjeuner dans une auberge, ni le taxi. Il regretta, pour comble, de n'avoir pas pu nous emmener dans ses caves pour nous faire goûter de ses portos.

Quand nous remontâmes sur le bateau au soir de cette journée mirifique, c'est lui qui attacha la corde qui servait à faire monter sur le pont le salon en osier que j'avais acheté 100 francs après force marchandage au bas de la passerelle.

Nos co-passagers ne voulurent pas croire un seul mot du récit que nous leur fîmes. Et Jean Audu nous demanda si Vera Cruez Marquez n'était pas un ami de longue date. Il l'était devenu pour moi, le temps ne faisant rien à l'affaire en matière de sentiments.

Certains étaient revenus déçus de leur excursion. M. Diard, notre vieux collègue qui rejoignait le Sénégal pour son dernier séjour colonial, en vieil habitué des traversées avait visité la ville en cavalier seul et fait beaucoup d'emplettes. Quand il était ressorti du dernier magasin, il n'avait plus retrouve ni les marchandises, ni les bœufs, ni le bouvier du traîneau chargé de ses achats. Il avait eu assurément moins de chance que nous.

A Casablanca, L'Amérique avait bien accosté à quai, mais comme à l'aller près de cinq ans avant, même en compagnie cette fois-ci, je n'allai pas bien loin dans la ville. Nous nous arrêtâmes à l'Horloge de la place de France.

Et ce fut Dakar quatre jours après, au lever du soleil.

Dakar et la terre sénégalaise, où sans aucun doute m'attendaient sur les quais du retour les traditions.

A l'accueil je ne vis ni frères, ni belles-sœurs. De la grande et petite famille, seul le jeune cousin Amsata Robert Seck, qui faisait son service militaire, avait osé venir me recevoir sur les quais, enfreignant sans doute quelque consigne tacite ou proférée à la maison.

Mais il y avait, montant sur le bateau dès l'amarrage, mieux que des frères et que des belles-sœurs, mieux que des parents. Il y avait Babacar Diop, mon grand ami, qui m'avait tant gâté du temps que j'étais lycéen puis soldat à Saint-Louis. II y avait Babacar et son beau cabriolet avec son cheval alezan de fière allure qui nous emmena à l'Hôtel du Globe, rue Vincens, angle rue de Thiès (Galandou Diouf) pour déposer nos bagages, puis à sa villa, rue Kléber. Nous y fûmes reçus par sa jeune femme, une Antillaise, Anne de Beauregard. Car mon grand MBaye avait foulé aux pieds les préjugés pendant que j'étudiais en France.

Après déjeuner, je me rendis tout seul au 55 (devenu 81) de la rue Raffenel (actuellement, de Baveux). La réception fut joyeuse et bruyante de la part des cousins et cousines, jeunes ou moins jeunes, proches ou éloignés, élevés dans la maison. Et mêmes des vieilles locataires de la grande cour qui m'avaient vu partir pour la France. L'accueil fut plus que réservé du côté de ma mère dont la froideur apparente cachait (je la connaissais assez !) un bonheur immense.

Mon beau-père, El Hadj Pèdre Diop, qui revint peu après de la mosquée-Zahouiya dont il était l'Imam, ne cacha pas sa joie, lui qui avait toujours été si bon et indulgent pour moi. Il avait fait que, huit ans plus tôt, ma mère m'avait permis de fumer la cigarette.

Quand mes frères Alioune et Balley rentrèrent du bureau, aussitôt les embrassades chaleureuses et fraternelles terminées, je fus traduit par ma mère devant un tribunal familial, accusé « d'être parti étudier en France et d'en être revenu marié, qui plus est, marié à une toubabesse, une Européenne, une femme blanche». Les assesseurs, mes deux frères, n'opinèrent ni dans un sens ni dans l'autre quant au jugement. Mais je fus défendu par le « Procureur désigné», mon beau-père, qui assura que «la chance peut naître même des entraves qui nous ligotent». Et j'étais apparemment acquitté, car ma mère n'ajouta rien d'autre et commença à se dérider, à être douce comme naguère. Mais je savais que je ne serais absous que lorsque j'aurais ramené des enfants, même métis, à leur grand-mère Sokhna Diawara.

Je repartis chercher ma femme pour la présenter à la famille.

Ma mère ne lui parlera français, contrainte et forcée, qu'en mon absence et en celle de mes frères, le français, qu'elle entendait fort bien, faisant encore «mauvais genre » dans la bouche des femmes de sa génération, disait-elle.

Le lendemain, mes deux belles-sœurs Kène et Lissa iront faire visite à Paule à l'Hotel du Globe. Moi, j'allai au Secrétariat Général du Gouvernement Général de l'A.O.F., place Protêt, où se trouvaient les Directions de tous les Services Administratifs. Je fus reçu à l'Inspection Générale de l'Elevage, d'abord par le Vétérinaire-Inspecteur en Chef, Docteur René Larrat, adjoint de l'Inspecteur-Général Georges Curasson. Ils m'expliquèrent tous les deux que si je servais dans mon pays d'origine je serais tenu de faire cinq ans de séjour avant d'avoir droit au congé de six mois. Tandis que dans les autres colonies je serais considéré comme expatrié et aurais droit à six mois tous les deux ans. Je ne leur dis pas pourquoi je préférais servir ailleurs qu'au Sénégal, même si ça avait été le contraire en matière de séjour. Je connaissais par mes aînés les servitudes et les contraintes anéantissantes de mon terroir natal.

Je fus affecté au Niger, avec au préalable un stage de trois mois au Service Zootechnique du Soudan à Bamako.

Des amis d'enfance qui me restaient à Dakar et que nous vîmes pendant notre court séjour, ce fut Hamid Camara qui frappa ma femme, surtout par sa distinction et son accent, ou plutôt son manque d'accent. Car pour ma part j'avais contracté celui de Toulouse. Et Hamid restera pour Paule, « celui qui parle si bien».

Nous étions restés une semaine à Dakar.

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