La mémoire du temps
Djie Diedhiou
En se glissant hors de la Maison Paternelle à une heure indue de la nuit, pour assister aux séances de tam-tam, malgré les mises en garde de ses parents, une jeune fille se retrouva ainsi, sans le savoir, dans un cercle de Djinns en pleins ébats nocturnes. L'un d'eux lui demanda de lui garder un moment le bébé qu'il portait sur son dos. Elle accepta. Mais aux premières lueurs de l'aube, la jeune fille ne vit personne autour d'elle. Tous les génies s'étaient retirés subrepticement. Elle fut pétrifiée ainsi que la créature qu'elle avait attachée sur le dos. C'est ainsi qu'un vieux mythe lébou explique la formation de la colline des Mamelles.
Birago Diop qui a repris cette légende dans un de ses comptes, avec ce talent de conteur jamais égalé au Sénégal, repose depuis hier au pied des mamelles dans le vieux cimetière de Ouakam. Cela est bel et bien dans l'ordre des choses puisque Birago est né à Ouakam accidentellement., précisait-il, car c'est dans ce secteur que son père travaillait. Il dort sous cette terre tiède visitée par le souffle des ancêtres morts qui ne sont jamais partis et dont lui Birago a tenu de son vivant, à raviver les enseignements par le sortilège de l'écrit. Un conte comme "Sarzan"., un poème comme "Viatique" ne sont autres que des invites qui nous sont adressées pour que les garnitures de la tradition ne soient pas prises pour des "manières de sauvages", du fait d'un cartésianisme de mauvais aloi.
Son commerce avec la presse ne fut pas très développé. Sans doute parce qu'étant trop méticuleux, "Pa Birago" comme on avait fini par l'appeler, se méfiait un petit peu des journalistes, de leur façon de travailler qui était également fondée sur la rapidité. Il leur accorda alors très peu d'interviews. Sa porte ne leur fut jamais fermée cependant. Elle resta ouverte à tous. Disert ses gestes n'étaient enveloppés que de simplicité. Il vous regardait derrière ses lunettes, petits yeux pétillant de malice, son front, brillant d'intelligence, son éternelle pipe calée entre les dents ou accentuant les mouvements majestueux de sa main lorsqu'il engageait la conversation avec ses interlocuteurs. Voilà ce qui faisait surtout le charme de cet homme. Les parents, les amis et les admirateurs venus hier à Hôpital Principal pour assister à ses obsèques s'en souviennent encore: Le ministres Moustapha Ka (Culture), Moussa Ndoye (Fonction publique), Moctar Kébé (Protection de la Nature) envoyés par le chef de l'Etat, Mme Myriam Vieyra qui était aux côtés de Mme Lalanne née Andrée Diop, l'une des deux filles du disparu présente à la levée du corps, Sembéne, Lamine Sall, Cheikh Aliou Ndao, tant d'autres écrivains et de nombreuses autres personnalités. A la morgue de l'Hopital Principal pour la levée du corps, au cimetière de Ouakam, et au domicile du défunt, la même foule atterrée et résignée à la fois.
A la Zawiya de l'avenue Lamine Guèye où l'assistance a prié pour le repos de âme de Birago Diop avant que le cortège ne s'ébranle en direction de Ouakam, l'ancien ministre Amadou Karim Gaye, dans l'oraison funèbre qu'il a prononcée, a dit du disparu qu'il avait mené une -djihad- par la plume pour éveiller les consciences, pendant que d'autres s'étaient engagés dans l'action politique, ou la profession d'ingénieur, pour le bien-être de leurs semblables. -"Implorons pour lui la miséricorde de Dieu"., avait apmé M. Amadou Karim Gaye.
Nombreux étaient aussi ceux qui, dans la multitude qui accompagnaient le Dr Birago Diop, à sa dernière demeure, avaient un témoignage à apporter sur ce monument de la littérature sénégalaise. Abdel Kader Ndiaye. par exemple a été son secrétaire. Il l'a suivi depuis 1953. C'est lui qui a dactylographié les dernières oeuvres de l'écrivain, celles à travers lesquelles Birago a rassemblé les feuillets de sa mémoire éparpillés par le temps.
"J'ai servi sous ses ordres quand il fut directeur de l'élevage à St Louis. Il m'a amené avec lui à Dakar, quand la capital fut transférée de là bas. Ses manuscrits étaient difficiles à lire. Quelquefois, il n'arrivait pas à se relire et m'appelait à la rescousse..."
lbrahim Fall lui, fut sera assistant au cabinet de médecine vétérinaire qu'il avait ouvert au point E, après avoir servi de 1960 à 1964 comme ambassadeur à Tunis. "Il aimait les animaux. Tous les animaux. Il avait beaucoup d'attention à leur égard. Il était aimable avec tous les gens qu'il rencontrait. Ce que l'on ignore, c'est qu'il a contribué financièrement à la construction de plusieurs mosquées, surtout à St-Louis. En 1980, en raison de son âge, il céda le cabinet à un Européen. J'ai continué à y travailler tout en le fréquentant aussi. C'était un père adoptif pour moi. J'ai donné son nom à un de mes enfants : Papa Birago Fall"
Birago Diop aimait son pays natal. Ainsi donc à l'heure du choix entre la nationalité sénégalaise et française, il opta résolument pour la première. Cela Aziz Dièye, expert comptable le souligne fort bien. "C'était mon grand père, un parent du côté de ma mère. Il était pour ainsi dire, le dernier géant de notre famille. Il était son généalogiste. Il la présentait dans ses moindres ramifications. Ce que je retiens de lui surtout, c'est sa grande mémoire. Il était un témoin majeur de l'histoire contemporaine. Rien ne lui échappait. Chacune de nos rencontres était pour moi l'occasion d'apprendre quelque chose de plus. Par exemple, comment dans notre famille le prénom de Thérèse s'est transformé en Sokhna ou en Rame.
Les Dakarois voulaient que son père fût enterré à Dakar. Les Ouakamois au contraire à Ouakarn, puisque de son vivant, il avait travaillé dans le phare des Mamelles. Ces derniers l'emportèrent. Birago est donc inhumé non loin des Mamelles, près de son père Ismaïl Diop. Une nouvelle victoire pour Ouakam. Un symbole, car Birago à cause de son universalisme, fut une lumière, un phare dont le rayonnement s'étend sur une longue distance.
Le Soleil 27/11/89