A DIEU BIRAGO
par Lilyan KESTELOOT
A DIEU BIRAGO
Rendre un salut n'a jamais
écorché la bouche
Ce n'est qu'un dimanche de novembre un peu brumeux, sur la presqu'île.
Ce n'est qu'un cercueil de bois grossier et mal fermé que l'on descend du corbillard, ni fleurs ni couronne.
Ce n'est qu'une forme maigre et légère sous son linceul que l'on glisse dans une fosse du petit cimetière de Ouakam.
Ce n'est qu'un vieux petit cimetière de village, rien à voir avec l'imposant Soumbédioune, ni l'immense cité des morts de Yoff.
C'est pourtant une grande foule de voiture qui s'alignent sur l'unique et étroite route sans parkings prévus pour la circonstance.
C'est un grand nombre d'hommes, des cadres comme on dit des ministres anciens et nouveaux des écrivains des cinéastes des professeurs, des artistes. Puis des amis des amis des amis. Et pourtant pas même la moitié de tous ses amis. Car la nouvelle annoncée seulement hier soir, tard, samedi soir.
Pourquoi cette hâte à faire disparaître ceux qui nous quittent. Le Coran ne prêche que la simplicité, pas la vitesse. Surtout quand il s'agit d'un grand.
Car Big était un grand. Un peu notre tonton à tous et même notre grand-père, notre mâme, le raconter d'histoires, de leeb et de lawaan.
Ecrivain, sans doute et d'abord. Un de ceux qui ont dépassé le mur du son, qu'on traduit en anglais et qu'on enseigne dans les collèges de France.
Mais aussi un critique. Pour, lui même d'abord. Son exigence, son respect pour le métier d'écrire, ses brouillons raturés, son amour des mots, sa parfaite maîtrise de la langue (et, sa joie à nous tancer lorsque nous l'écorchions tant soit peu) .
Sa connaissance aussi du wolof dont il aimait évoquer certaines expressions, ou rappeler certains emprunts: " Tapalé, le voyou, mais cela vient de tape -à-l'oeil tout simplement ". Et Kane me rappelle encore sa science des grandes familles du pays, des hiérarchies, des généalogies et des alliances.
Critique sévère pour lui même comme pour les autres, la dent dure pour ceux qui pressés d'être publiés n'ont pas vraiment travaillé leur style, n'ont pas cherché la perfection.
Mais sa joie par contre devant le manuscrit de Mariama Ba: " Rien à reprendre, un écrivain né ". Il aimait bien Dorsinville et sa conscience professionnelle. Beaucoup lui demandaient conseil, il leur disait toujours la vérité. En wolof et en français.
Car Birago en littérature comme en politique, ne savait point flatter, ne savait point parler pour plaire. L'ironie lui venait plus vite que le compliment il avait toujours l'air de se moquer du monde, même lorsqu'il vous aimait bien.
Pudeur? Autodéfense? Crainte des épanchements? Horreur qu'on le plaigne? il se moquait surtout, à la fin, de lui même; de ce corps qui le lâchait alors que son esprit ferraillait encore contre la décomposition des moeurs de ce pays, dont il souffrait certes profondément En wolof plus qu'en français.
Des gens pourtant venaient le voir, de partout ! Il recevait chacun, toujours disponible, grand seigneur raide sur son fauteuil droit. Et lorsqu'il n'y voyait presque plus et entendait mal, pour cacher ses infirmités, il devisait, persiflait, meublait la conversation ...
Enfin d'un geste de sa fine main de garmi, il leur faisait servir à boire.
(Lui même depuis des années ne mangeait presque plus rien, quelques crevettes par-ci, une salade de fruits par- là).
Après avoir trinqué, ses visiteurs partaient, ravis ou subjugués ... Hein, papa Big! quelle classe, quel brillant! toujours vert!
Et pourtant ses proches savaient qu'il se battait avec ses manuscrits qu'il ne pouvait relire et que seul son brave secrétaire Kader arrivait à déchiffrer. Qu'il se battait avec ses genoux pour arriver à faire les rakkats de sa prière ... sa gymnastique quotidienne, plaisantait-il.
Qu'il se battait avec ce monde nouveau qu'il voyait surgir autour de lui comme une végétation sauvage, sans foi ni loi, qu'il s'indignait qu'il vilipendait qu'il méprisait; en wolof comme en français.
Et tous ces combats inégaux et perdues d'avance il les livra dans sa demeure du Point E. Keur Big. Ces dernières années il y vivra seul, entres son secrétaire et son serviteur dont la famille logeait dans la même concession.
Birago se maintint là, dans sa dignité dans son ordre à lui, parmis ses milliers de livres, les photos les visites et coups de téléphone de la famille de France, les photos et les visites de la famille sénégalaise, les amis intimes comme Myriam, KaneWillane ombre mince...
Entouré et cependant seul, tenant l'entourage à distance, toujours un peu, se ménageant de l'espace et du silence; il restait alors dans le décor aménagé par sa femme Paule et dont il n'avait pas changé un bibelot. Seul avec ses pipes, ses pipes, ses pipes qui stimulaient ses souvenirs ... au fait n'est ce pas lorsqu'il eut terminé d'écrire ses mémoires qu'il cessa de fumer ?
Ainsi il demeura là jusqu'au bout irréductible. Avec sa tête de bonze rasé. Avec son profil aigu d'aristocrate. Symbole vivant d'une synthèse de cultures que les sectaires prétendent impossible.
Aimant la France, aimant le Sénégal... et ne se faisant d'illusion sur aucun. Mais fidèle, par principe, à ses racines, Mambaye et la rue 6, Ouakam et ce petit cimetière où il a choisi d'aller dormir.
Cependant que les contes, d'Amadou Koumba courent, courent, courent, cueillis dans la tradition orale, polis comme pierres précieuses, et pétris dans ce formidable humour qui n'appartient qu'au seul Docteur Birago, au magicien Birago Diop.
Les contes d'Amadou Koumba courent sur toute la planète......
Le Soleil 6/12/1989